Rassurez-vous. Si j’emploie un mot d’un registre aussi soutenu que « mithridatisation », c’est sciemment. Loin de moi l’envie de vous en boucher un coin grâce à ma grande maîtrise de la langue française.

Si j’utilise ce mot, c’est que c’est lui qui reflète le mieux l’opération que mes collègues tentent depuis plusieurs années d’effectuer sur moi en ma parlant de plantes vertes, de légumes et de potagers.

Si vous ignorez ce que ce mot signifie, (ce qui était mon cas il y a quelques semaines encore, ne soyez point honteux), je vais commencer par vous l’expliquer afin que vous puissiez compatir à mon insondable souffrance morale.

Mithridate était un roi grec assez connu, mais vous ne pouvez pas vraiment vous en souvenir car il naquit dans les environs de 132 avant JC (Jésus-Christ, hein, pas Jean-Claude), donc autant dire jadis ou naguère.

Alors qu’il était adolescent et que son principal souci était de dissimuler ses boutons d’acné, un drame va bouleverser son existence : son père se fait assassiner. Et pas par n’importe qui. Je vous le donne en mille : par sa propre mère (mais pas en personne, disons plutôt qu’elle fait faire le sale boulot à quelqu’un).
Avouez que point de vue ambiance familiale, on a connu plus feng-shui.
Mais ce n’est pas tout, car il comprend très vite que sa mère, avide de pouvoir, rêve de voir périr le fruit de ses entrailles, son petit Mithridate adoré (les ravages de la dépression post-partum ? (Peut-être que le choix du prénom de son fils aurait déjà dû nous mettre la puce à l’oreille)).
Les journées de Mithridate ne sont donc pas sans risques. Un jour, on essaye de le faire tomber de cheval et le lendemain, on lui sert une soupe au goût chelou, genre arsenic ou mort-aux-rats.


Craignant pour sa vie, le jeune Mithridate veut acquérir une connaissance parfaite des poisons et de leurs antidotes.
Il pousse même le bouchon un peu plus loin (et c’est là que son histoire nous intéresse) car il décide d’en absorber en doses homéopathiques afin d’y habituer son corps et de mieux s’en préserver. Il s’immunise donc contre le danger qui le guette.

Avouez que la démarche est assez risquée, quand on sait combien d’heures d’agonie vivra Madame Bovary qui a décidé que sa vie était d’un mortel ennui (mortel, vous avez suivi ?).

C’est de son histoire que nous vient le terme « mithridatisation ».
Voilà pour le principe. Mais par extension, l’expression s’utilise parfois pour d’autres intoxications, idéologiques par exemple. Et c’est précisément à ce cas de figure là que je veux en arriver.
Vous savez que mes collègues sont tous sans exception férus de plantes, de fruits, de légumes, de jardins, contrairement à moi.
Il parait que je ne perçois pas les nuances existant entre une hirondelle et un putois, que je sais seulement qu’il y a parmi eux un truc qui vole et un machin qui pue.
Vous savez a contrario que pour moi, les plantes s’appellent des trucs verts et les animaux des trucs bruns.


Je n’ai jamais compris pourquoi l’on donnait un nom aux espèces. Je trouve que c’est typiquement l’exemple de l’Etre Humain qui veut faire régner se suprématie sur les règnes végétal et animal, l’exemple type de notre soi-disant Toute-Puissance.


Un caillou a-t-il besoin de savoir qu’il s’appelle Quartz blanc ? S’appelle-t-il vraiment de la sorte ? Qui le lui a demandé ? Un être humain qui comprend le langage des cailloux ? Cela m’étonnerait, voyez-vous.
Et si quartz blanc s’appelait en réalité Pierre mais que l’être humain qui l’avait interrogé avait trafiqué les données en renommant Pierre « Quartz blanc » pour que Pierre ne souffre pas de railleries du genre « Han han t’es un caillou et tu t’appelles Pierre ?! »

Trop drôle
Pour en revenir à nos moutons, je crois que mes collègues essayent de mithridatiser mon esprit en venant chaque jour me parler un peu de botanique. Comme ça, l’air de rien, en passant, sans avoir l’air d’y toucher.
Heureusement, je suis très clairvoyante et j’ai pu démasquer leur stratégie.
Je ne leur dis rien, pour ne pas qu’ils se doutent que je les ai percés à jour, et je continuerai à confondre fougère et pousse de bambou.

C’est qu’il n’est pas question qu’ils inoculent mon esprit avec leur poison, voyez-vous.

🙂
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