Caro faisait sa vaisselle.
Je la regardais plonger ses casseroles dans l’eau mousseuse quand elle me dit : « Il y a un problème, quand-même, avec cet appartement. C’est qu’il y a un vilain chien qui habite en dessous de ma fenêtre et qui passe son temps à aboyer. »
A cet instant, comme pour prouver ses propos, et avec une synchronicité qui étonnerait Dieu lui-même, l’Animal se mit à hurler à la lune.
A peu près comme ceci : « Awouwou awouwou Awouwou « , en trois temps.
Ce funeste cri m’évoqua plutôt un loup qui rôderait dans la forêt qui borde notre nouveau domicile.
« C’est impossible, voyons », me dit-elle. « Les loups n’existent pas sous nos latitudes. Regarde plutôt ici en bas ». Et elle ouvrit la fenêtre.
Je me penchai.
En contrebas, un énorme molosse me fixait du regard avec des yeux en sabre laser.
Quand il vit ma tête dépasser, il aboya de plus belle, et toujours en trois temps : « Awouwou awouwou Awouwou ».
En ouvrant la fenêtre, j’avais créé, sans le vouloir, un bruit qui le contrariait et il exprimait avec une certaine agressivité son mécontentement.
Il était purement effrayant.
Le long de ses babines retroussées coulait un long filet de bave.
Son haleine pestilentielle remonta jusqu’à mes narines.
Je crus apercevoir dans son pelage le sang séché des petits enfants qu’il avait engloutis pour son déjeuner.
« C’est Cujo » dis-je, même sans avoir lu le bouquin ou vu le film.
C’est ce qu’il m’évoqua comme cela, à brûle-pourpoint. « Cujo. Le chien de l’enfer et du chaos »
Effrayée, je refermai vivement la fenêtre afin de retrouver l’ordre réconfortant de l’appartement de ma sœur.
Je haletais.
« Ah tu vois, dit-elle, que c’est un chien »
« Il est l’incarnation de l’angoisse », lui répondis-je, en me servant un whisky sans glace que j’avalai d’un seul trait, cul sec.
« Awouwou awouwou Awouwou » entendit-on encore plusieurs heures durant, en fond sonore.
Plusieurs nuits durant, Cujo a hurlé à la mort.
Un peu à bout, j’ai envoyé un message à Caro : « Mode « boulettes de poison » enclenché ? ».
Puis, reconnaissant que je suis un être que le manque de sommeil peut pousser dans ses retranchements, je me suis radoucie. J’ai pensé que lui enlever la vie pouvait paraître disproportionné et, surtout, m’attirer des ennuis. Alors j’ai décidé de lui parler.
La fenêtre était ouverte et il souffrait de la chaleur, allongé dans sa cour trois étages plus bas.
Je l’ai interpellé. Avec une voix douce mais néanmoins ferme : « Cujo, chien de l’enfer et du chaos ».
Il a relevé la tête vers moi, tout comme ses voisins de gauche qui étaient installés sur leur terrasse et me regardaient avec un air interloqué.
« Je vais te demander de bien vouloir fermer ta putain de sale gueule de chien satanique ».
J’ai dit cela avec énormément de douceur (peut-être même avec un soupçon de mièvrerie) car on m’a enseigné que les êtres violents traitent la violence avec indifférence alors que, non habitués à la douceur, celle-ci les déstabilise sensiblement. J’ai même ajouté un « S’il-te-plait, mon bon toutou ».
Mon ton doucereux a eu l’air de lui plaire car je l’ai vu acquiescer et il s’est immédiatement recouché, signe qu’il m’obéissait au doigt et à l’œil.
« Là, pour le coup, je suis plutôt devenu Beethoven »
Les voisins semblaient eux aussi satisfaits car ils m’ont envoyé des pouces en l’air signifiant vraisemblablement quelque chose comme « Bravo pour votre intervention, personne n’avait jusqu’ici pensé à lui parler gentiment, dans un dialogue constructif et pacifiste comme vous venez de le faire, et le voisinage vous dit d’ores et déjà un tout grand merci ».
La nuit suivante, il s’est tu.
Mais je n’ai pas vraiment pu savourer ma victoire, car d’autres chiens ont pris le relais, plus loin.
Plusieurs chiens.
Je crois que je vis dans le vallée des chiens hurleurs.
Je sens que je vais devoir aller leur parler.
« On va te mettre la misère, ma fille »
1 réflexion au sujet de “Cujo, chien de l’enfer et du chaos”