Un matin où je relevais le courrier (ce n’est pas vrai, c’est toujours ma sœur qui s’en charge), j’ai reçu dans mes paperasses une sommation à présenter la Queen Elisabeth au contrôle technique endéans les cinq jours.

Normalement, on a un mois pour se retourner, mais je soupçonne :
- Petit a : mon facteur de travailler en état d’ébriété avancée.
- Petit b : ma voisine du rez-de-chaussée de rétention de courrier.
Les deux sont fondés, mais je vous expliquerai cela plus tard, on ne va pas en faire un fromage.
Le problème, voyez-vous, c’est que je partais le lendemain sous les Tropiques.
J’ai donc envoyé Père faire le boulot chiant à ma place.
J’étais allongée sous les palmiers quand il m’a envoyé la nouvelle : mon mirifique bolide ne passait pas le contrôle technique et le garagiste a déclaré sa mort cérébrale le 2 novembre 2017 à 10h22.
J’ai écrit à Père : « Il est vraiment méchant, le Monsieur qui lui a fait rater son examen » et Père m’a répondu sans ambages : « Ta voiture est une poubelle ».

« C’est pas vrai, d’abord »
Le temps d’en retrouver une nouvelle (et de me prostituer ou de vendre un rein pour pouvoir m’en acheter une), j’ai dû prendre le bus.
C’est moche, de devoir en arriver là, mais je n’avais pas vraiment d’autre choix.
Ce qui est bien, c’est qu’il y a un bus qui passe pile devant chez moi. Mais comme il n’y en a que quatre par jour, c’est mieux d’être en phase avec lui.

Le premier jour, je devais aller travailler à Pétaouchnok et faire une correspondance à Namur-city.
D’abord, j’ai manqué faire une crise d’apoplexie quand le chauffeur m’a dit combien coutait un trajet.
Si on paie cette somme au quotidien, à ce rythme là, concrètement, on peut rouler en limousine.

« Je viens acheter mon pain »
Ensuite, tragique phase de ce récit, le deuxième bus que je devais prendre à Namur a eu une quarantaine de minutes de retard.
Une habituée de cette ligne m’a expliqué que c’était un problème permanent et elle semblait prendre cela avec beaucoup de philosophie car quand je lui ai demandé ce que pensait son employeur de ses retards quotidiens elle a répondu : « J’arrive quand j’arrive ». Ce qui, littéralement parlant est une vérité vraie.
Quarante minutes, tout de même.
Le thermomètre de la gare indiquait zéro degré, ce qui faisait trop peu pour moi qui revenais de mon voyage en Grèce et, en sus, je voyais le temps s’égrener et se dissoudre dans le cosmos alors que je recevais une classe le matin.
Comme de bien entendu, je suis arrivée en même temps que les enfants.
Le regard fou, la buée sortant de la bouche, j’ai couru derrière eux en m’agitant comme une poule sans tête. « Asseyez-vous là, enlevez vos manteaux, je vais installer les chaises et vous choisir des histoires par hasard, sans avoir eu le temps de préparer quoi que ce soit, mais ce n’est pas grave, »
« A la one again », tel est mon credo.

« Et là, la main de l’enfer leur arrache les viscères «

Le deuxième jour, je ne voulais plus que ce genre de stress m’arrive donc j’ai décidé de prendre les devants en prenant un bus plus tôt.
En me penchant sur l’horaire, j’ai convulsé en voyant, écrit en lettre de sang, l’heure de passage dudit bus : 6h12.
6h12 du matin. Rendez vous compte.
Autant dire que je prends un bus de nuit.
A cette heure là, seuls les boulangers, les travailleurs de Glaverbel et Babette la chouette sont au taquet.
D’ailleurs, en parlant de Babette, je l’entendais hululer sinistrement en attendant mon bus, seule, de nuit, et en rase campagne. Ambiance et cotillons.
Quand je suis arrivée au boulot, l’heure ne commençait même pas encore par un 7. Je commence à 8. J’ai lancé le chauffage, il faisait noir comme dans un cul, les rayonnages ressemblaient à des ombres flippantes, je luttais pour ne pas me rendormir, je voulais ma couette, je voulais pleurer, je voulais ma voiture, je voulais un café et un cachet de speed.

Le troisième jour, je suis revenue du bureau par le bus de 17h30.
Je termine à 16h30.
Donne-moi une heure en pleine ville sans but précis et je mute en Cristina Cordula qui aurait reçu la carte Gold de Pretty woman.

« Mais non ma chérie, t’as quand-même pas acheté tout ça ??? »

Une fois les achats terminés, je suis montée dans le bus avec mes sacs.
Je me suis sentie vieille. Genre « la quarantaine me guette et je suis une Madame », je veux dire une adulte, en comparaison avec le reste des usagers qui avait une moyenne d’âge de 16 ans.

« Han mais t’es trop une vioque, quoi »
Avant de prendre ce bus, je n’avais encore jamais remarqué que j’étais une adulte et ça m’a fait comme un choc. Mais je n’ai pas vraiment eu le temps de m’attarder sur ce constat parce que le bus, au lieu de passer par toutes les petites rues de tous les petits villages qui précèdent le mien, filait en ligne droite et, au moment où ma rue est apparue, il l’a dépassée et a continué sur la chaussée.
Il faut savoir que je vis dans les alpages, au presque somment d’une rue qui monte de manière très escarpée pendant des kilomètres et des kilomètres.

« Je dois rejoindre Pierre le chevrier »
D’un bond j’ai déboulé sur le chauffeur qui a crié en sursautant et en faisant une petite embardée. « Vous m’avez fait peur », m’a-t-il dit en me lançant un regard courroucé.
« Vous ne passez pas rue des fonds-de-bouteilles ? » lui ai-je demandé, courroucée moi aussi.
« Ah mais non », m’a-t-il précisé. Il fallait descendre à Dave-city et prendre un autre bus qui, lui, fait les petites routes. « Mais comment pouvais-je le savoir ? » ai-je demandé.
« Il fallait me le demander » a répondu Marcel.
A ces sages paroles je suis restée un instant bouche bée.
Puis j’ai repris mes esprits et je lui ai dit : « Jetez-moi ici ».
Et même si la situation était critique (j’étais fort loin de chez moi, il faisait noir comme dans un trou-de-pète et le chauffeur allait me jeter sur le bas côté d’une chaussée fort fréquentée) j’étais contente d’avoir pu placer une phrase de « La cité de la peur » dans un contexte de vie (presque) normal.

Je sentais que le chauffeur avait une dose certaine de compassion parce qu’il m’a demandé : « Mais comment allez-vous faire ? ».
« Je vais faire appel à un ami« .
Décidément, je plaçais beaucoup de répliques célèbres.

Quand Marcel s’est arrêté sur le bas-côté, il ne m’a pas dit « Vous êtes le maillon faible, au revoir », parce que tout le monde ne peut pas avoir autant de répartie que moi et puis, je crois que je l’aurais mal pris.
Il m’a par contre demandé si j’avais un téléphone. Et j’ai répondu un oui triomphant.
Je sentais que Marcel avait besoin d’être rassuré sur mon sort.
Le bus a donc continué sa route sans moi et je me suis retrouvée là, au beau milieu de nulle part, par ce froid et par cette nuit.

« Vous êtes le maillon faible. Au revoir »
Heureusement l’histoire s’arrête ici parce que Caro était chez elle et qu’elle est venue me quérir devant les grilles de la société de nettoyage des eaux usées, où je l’attendais piteusement, sous la lumière des phares des voitures qui passaient devant moi en m’éclaboussant dans l’indifférence la plus totale.
Tout cela pour vous narrer que j’ai pris le bus pendant près de trois semaines inoubliables. Et que non, PLUS JAMAIS je ne vivrai sans voiture.
C’est que j’ai passé l’âge de ce genre de connerie, voyez-vous.

Ce n’est pas vrai que je n’avais plus pris le bus depuis mes 15 ans :
La preuve ici.
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