Récits

Je suis une manuelle

Avant, c’était Jean-Chri qui faisait nos châssis et qui tendait nos toiles dessus.

Afin que je sois moins sotte et plus autonome, il avait pris la peine de me montrer comment procéder, un soir de grande animation dans la maison. J’avais pris cette photo que j’adore.

Je crois que son objectif était quelque chose du genre : « Donne un poisson à Natha et elle mangera un jour. Apprends-lui à pêcher , elle mangera toute sa vie ».

Vous qui l’avez connu, vous savez qu’il était un grand optimiste à tendance utopiste et je crois qu’il pensait sincèrement me transmettre quelques clés de débrouillardise. « C’est facile, regarde », disait-il. Et je l’observais comme deux ronds de flanc, opinant du chef et faisant semblant de m’intéresser à la chose, étant dotée d’un esprit ayant du mal à se fixer sur certains thèmes qu’il affectionnait tant et qui avaient le don de me rendre neurasthénique (les maths, les travaux manuels).

Quelle ne fût pas mon angoisse quand j’ai vu notre expo approcher à grands pas et que mes rouleaux de toile jonchaient le sol lamentablement, emportant au passage des petits nounous de dessous de lit, pris au piège de mes couches d’huile.

A vrai dire, les bras m’en tombaient de découragement.

Mère, qui ne se laisse pas démonter pour si peu, a pris le taureau par les cornes et s’est penchée sur le sujet, jusqu’à le maîtriser parfaitement.

Comme elle me connait comme si elle m’avait faite, et surtout qu’elle craignait que je n’y perde beaucoup de doigts et/ou de mains, elle m’a spontanément proposé de réaliser mes châssis.

Mais qui serais-je alors ? Quel genre de femme ? Quelqu’un qui se contente de manger le poisson qu’on lui tend au lieu d’apprendre à pêcher ?

Cela n’aurait pas été digne de moi.

Je me suis alors entendue insister pour apprendre par moi-même alors qu’honnêtement, je hais le bricolage.

Mon objectif était clair : faire semblant d’essayer sincèrement, mais énerver Mère par ma gaucherie et la laisser s’emparer de mon marteau en s’exclamant : « Oui mais Natha ! Laisse-moi faire ». Le bémol : elle se serait énervée sur moi, mais d’après mes calculs, le jeu en valait la chandelle.

C’était dimanche passé et j’ai été réveillée très tôt par mon rêve chelou de chaton raplati dans de la vinaigrette (suivez un peu, ceci est une saga), donc je suis descendue dans le salon.

Mère sciait des planches.

Je l’ai avertie du grand danger qu’elle courait en réveillant Adèle un dimanche à 7h30, mais elle était prête à vivre dangereusement, m’a t’elle dit. Et de fait, Adèle s’est levée et elle s’est lovée dans le canapé, mais sans sourciller d’un iota. On s’est demandé pourquoi elle ne nous avait pas maraboutées pour l’avoir réveillée si tôt et elle a répondu, avec le sourire du chat dans Alice au pays des merveilles : « Cela me fait trop plaisir de vous observer ».

Clairement, elle avait hâte que la situation dégénère et elle se délectait de la persécution exercée par sa mère sur sa soeur aînée, celle à qui elle doit logiquement le plus de respect. Elle disait même que cela valait bien le désagrément d’un réveil matinal.

J’avais tout le matériel nécessaire, ce qui est un bon point.

En effet, deux jours plus tôt, j’étais allée faire les quelques emplettes nécessaires chez Chlèpeur. J’avais bien pris toutes mes mesures, et j’ai donc fait un gros tas de bois sur le sol, avec tout ce que je devais emporter. Deux fois 98 cm, fois 4 côtés, fois six tableaux, je reporte huit, moins deux, plus quelques traverses, au carré,… J’étais grisée par ma maîtrise du sujet (Ah tu vois, Jean-Chri, qu’elles ont servi à quelque chose, ces milliers d’heures où tu as tenté de m’expliquer les équations à deux inconnues).

Le tas devenait de plus en plus grand, et j’ai essayé de porter toutes mes planches dans mes longs bras, mais il y en avait trop, c’était un trop grand tas, alors j’en laissais tomber, puis je me penchais pour en ramasser, ce qui en faisait tomber d’autres dans un grand fatras qui a énervé la vendeuse, qui m’a regardée d’un air condescendant et a enroulé, agacée, mes planches dans un grand tape pour que je puisse les transporter, en ajoutant : « Ce sera plus facile pour vous ».

Quand je suis arrivée au cours de yoga (troisième étage sans ascenceur) avec mon tas de bois , éborgnant au passage l’une ou l’autre petite vieille, j’avais les bras en mousse et j’ai laissé tomber mon fagot sur le sol, rougeoyante et à bout de souffle.

Je crachais mes poumons, les mains sur les genoux, quand Mère s’est écriée : « Mais c’est quoi tout ça ?!!! Pourquoi tu en as autant ? », et je lui ai expliqué mon calcul. Je voyais bien qu’elle tiquait, mais il parait qu’il est de mauvais ton de se faire du mouron avant un cours de yoga alors elle a laissé l’énergie de Vishnou s’emparer d’elle pendant une heure et quand elle est sortie, elle a a nouveau contemplé mon tas de planches inertes et elle a dit : « Tu sais qu’elles vont par deux ? ».

Là, un grand silence s’est fait et j’ai dit un « Oui » extrêmement faible, quasiment inaudible, et Mère a mis sa tête entre ses mains, comme si une fatigue morale la traversait.

J’avais tout pris en double.

J’ai marché jusqu’à la voiture, qui était loin, et la rue montait très fort, et en plus il pleuvait à verse, mais je souffrais en silence. Je sentais les muscles de mes bras chauffer puis se paralyser, mais je n’osais point demander de pause à Mère, craignant un léger courroux.

Le lendemain, j’ai retransporté le tas de planches dans le sens inverse, pour les ramener au magasin, expliquant à la vendeuse que je n’avais pas vu que les planches allaient par deux, ce à quoi elle a répondu que c’était pourtant évident et que malheureusement, ils ne peuvent rembourser les planches que si on les ramène le jour-même, pas le lendemain, ce qui est d’une logique évidente.

Alors je suis rentrée chez moi avec mes planches, commençant à avoir la nette impression qu’elles me suivaient partout, un peu comme dans la blague Carambar : « Préfèrerais-tu que 12 poussins te suivent partout même aux toilettes ou avoir une barbe en steak haché ? », sauf que pour moi on aurait remplacé les poussins par des châssis de tableaux et que, du coup, j’aurais choisi l’option d’avoir une barbe en steak haché.

Tout cela pour vous dire que j’avais le matériel nécessaire, et même plus encore.

Et du coup, dimanche, je me sentais prête à assembler des tenons et mortaises, fière de connaître un terme technique grâce à Mel-Bichon qui a suivi en son temps des cours de menuiserie.

D’abord, j’ai dû taper sur un clou pour préparer le trou dans lequel allait se visser l’attache.

Il est cousu de fil blanc que j’ai tapé sur mon doigt, qui se situait pile entre le marteau et le bois.

Adèle a souri. Elle a dit : « Ca commence tellement bien. J’aime ça ».

J’ai porté mon doigt endolori à ma bouche, puis, quand la douleur s’est un peu estompée, j’ai voulu retirer le clou, mais je l’avais trop enfoncé, il ne voulait pas sortir du châssis. Mère s’est écriée : « Oui mais Natha ! Tu ne devais pas enfoncer le clou ! On ne sait plus le retirer, maintenant ! « . On a tiré dessus comme des forcenées, et on a même dû utiliser une pince.

J’ai immédiatement pressenti que la journée allait être longue.

Adèle jubilait, engoncée dans ses scotoufles (pantoufles écossaises), une tasse de café chaud à la main.

Ensuite, j’ai emboîté les quatre bois les uns dans les autres, en tapant un peu dessus, m’écriant fièrement : « Regarde, Adèle : j’ai une paume d’acier, comme Mamy !  » (On appelle sa Mamy « Paume d’acier » car elle sait enfoncer un bouchon de cidre dans une bouteille en un seul coup de paume), mais Adèle n’était visiblement pas de cet avis car elle m’a répondu : « On dirait plutôt que tu as une paume en mousse ». Mais il est facile de dénigrer le travail des autres quand on se contente d’observer, une tasse de café à la main.

Il ne restait plus que quelques petits détails à fignoler, mais j’y étais presque.

Très vite, Mère a compris que je ne lui serais pas d’une grande aide et elle a prononcé la phrase que j’attendais tant et que j’entends souvent depuis ma naissance : « Donne-moi ça, je vais le faire ».

Et c’est de cette façon qu’elle a assemblé tous mes châssis, en plus des siens, sans un instant élever la voix ou s’énerver sur moi, ce qui pourrait friser l’exploit et ce qui a fortement ennuyé Adèle qui a baillé en disant : « Pffff, ce n’est même pas drôle. Il ne se passe rien, à votre spectacle », et elle est montée prendre sa douche, nous laissant à notre atelier « Tenons et mortaises ».

2 réflexions au sujet de “Je suis une manuelle”

  1. C’est quand même précieux, une maman !

    Sinon, l’avantage de ta mésaventure mathématique, c’est que tu as déjà tout ce qu’il faut pour la prochaine exposition. Bref, y a plus qu’à peindre !

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