“Avec cette pandémie, la mort est partout”, m’a dit dernièrement le Docteur Synapse, dont le métier est de rassurer ses semblables. “Dans les chiffres, dans les rues, dans les discussions”.
Il est vrai que j’ai senti que la pandémie, c’était un peu le truc en trop pour moi, sans pouvoir expliquer exactement en quoi. Un peu comme la goutte d’eau qui ferait déborder la perfusion, si je puis dire.
J’y ai perdu le sens même de mon métier, l’essence même. Je me suis retrouvée dans ma chambre, face à mon ordinateur, comme une ado en blocus, incapable de me concentrer, le cerveau en compote.
“Je vous invite à réfléchir à la façon dont vous appréhendez la mort”, m’a dit ensuite Synapse.
Et, comme si Le-Grand-Tout avait orchestré un exercice à mon intention, quand je suis rentrée à la maison, il y avait un hérisson qui était allongé d’une étrange façon sur le bitume. Celui-là même qui était venu quelques jours auparavant parader sous mes fenêtres, m’obligeant à sortir en culotte dans la nuit, armée de ma lampe de poche. Celui-là même qui m’avait fait réveiller Mère pour lui annoncer que nous allions avoir des choupissons.
Caro, qui conduisait parce que je ne roule plus depuis que j’ai d’un seul coup arraché mon rétroviseur et éclaté ma voiture contre un lampadaire, connaissant ma compassion à l’égard des animaux, s’est exclamée : “Oh un hérisson qui bronze tranquillement !”. Mais je ne suis pas dupe, Gary. Je sais que les hérissons ne bronzent pas, pas plus qu’ils ne sortent en plein jour ou font des séances d’acupuncture, d’ailleurs.
Elle m’a déposé chez moi et je suis allée voir l’animal. Il respirait à grand peine et posait sa tête contre le sol. Seul. Il était seul, en train d’agoniser loin des siens. Il avait une plaie sur le dos de laquelle sortaient des mouches. Il me regardait de ses petits yeux tout mignons et il semblait me dire qu’il était désolé pour les choupissons à venir.
J’ai fait ce que j’ai pu, je crois. J’ai appelé le centre des urgences vétérinaires. Ils m’ont dit qu’ils ne pouvaient rien faire car les hérissons transportent trop de virus dangereux. Ils m’ont donné un numéro spécialisé en animaux sauvages. C’était déjà fermé. J’aurais pu le mettre dans une caisse et l’amener à la maison mais je le sentais moyen, de savoir qu’un animal agonisait sous mon toit. Et je l’avoue, je l’ai senti moyen aussi de me taper une nouvelle zoonose. Je pense que j’ai déjà assez avec Vertigo et Spiroquette.
Je me suis sentie impuissante. impuissante et lâche. Mais j’avais l’impression d’avoir fait le tour des solutions, sans succès.
Alors je suis allée me coucher.
Il a commencé à pleuvoir. Un peu d’abord. Puis beaucoup. Des torrents. J’entendais parfois passer quelques voitures, totalement indifférentes à son sort.
Comme de bien entendu, le combo imagination fertile /délire fiévreux à la doxycycline a fait son oeuvre et je l’imaginais, telle une grosse éponge, se gorger d’eau de pluie jusqu’à occuper toute la rue et à barrer le passage aux voitures qui s’inquiéteraient enfin. C’était un rien cauchemardesque.
Le lendemain matin, j’ai repoussé le plus longtemps possible le moment d’aller le voir. Puis, n’en pouvant plus, je me suis enfin décidée à y aller et, crois-moi ou pas, mais il avait disparu.
Quand je suis rentrée, maman m’a demandé : “Alors ?” et j’ai répondu qu’il n’était plus là, qu’il était probablement parti retrouver sa famille pour le pique-nique du dimanche.
Il paraît que la première étape du deuil est le déni. il parait aussi qu’il peut durer longtemps. Personnellement je n’en sais rien. Car aucun membre de ma famille n’est mort.
En parlant de mort, justement, cette nuit, j’ai rêvé de Vincent M.
Vincent M., c’était mon collègue et il est mort il y a quelques années dans un accident de la route. Il était jeune, il avait une femme et trois enfants en bas âge et tout le monde adorait sa gentillesse, sa disponibilité, sa façon toujours détendue de voir la vie. Je ne me remets toujours pas de sa mort. Je veux dire que je ne peux toujours pas y croire. Cela m’est impossible.
Dans mon rêve, il m’expliquait que maintenant, il travaillait sur un nouveau projet, il vendait des cornets de pâtes dans la bibliothèque de Boitsfort. Il disait que ça marchait bien, il se faisait de l’argent parce qu’il y avait de plus en plus de bobos qui mangeaient des spaghettis le midi.
Il était bien, ce rêve, parce qu’il m’a fait penser à un projet que l’on avait imaginé ensemble quand on travaillait au bibliobus et qu’il y avait peu de passage dans notre halte, qu’on s’ennuyait comme des rats. On avait imaginé vendre des frites. Il y avait justement une sorte de petite aubette et on aurait pu allier nos passions communes pour les poulycrocs et Danielle Style.
Puis il est devenu moche, ce rêve, quand je me suis réveillée pleine d’effroi, me disant qu’en vrai Vincent M. est mort, qu’il ne vendra jamais ni frites ni spaghettis dans la bibliothèque.
Et pourtant, malgré son absence corporelle, il semblait me dire, à travers ma nuit : “Crois en tes rêves, même les plus saugrenus”.
Car c’est peut-être cela qu’il faut retenir de la mort : les morts continuent à nous divulguer leurs enseignements malgré leur absence.




Comme disait Sirius Black (qui est mort lui aussi, c’est la plus grande injustice littéraire de tous les temps et de tous les pays) : « Ceux que nous aimons ne nous quittent jamais vraiment ». Tu sembles en être la preuve vivante
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