Adèle dit qu’elle a parfois l’impression de s’être transformée en infirmière de nuit, qui doit surveiller ses patients : la gériatrie en bas (mamy) et la psychiatrie à l’étage (Mère et moi).
Elle prétend que ses nuits ne sont pas de tout repos. C’est vrai qu’elle doit descendre chaque soir pour porter un verre de lait chaud à mamy et l’aider à se brosser les dents dans l’évier de la cuisine avant d’aller se coucher. Et qu’elle doit veiller à ce qu’elle ne lise pas Ken Follett pendant toute la nuit en cachette sous les draps à l’aide d’une lampe de poche.
C’est vrai qu’hier j’ai fait beaucoup de bruit. Et qu’elle dort juste de l’autre côté de la cloison. Mais il y avait un moustique. Alors j’ai voulu le tuer. Pour ce faire, j’ai dû me mettre debout sur le lit et viser le plafond en me propulsant dans les airs. C’est vrai que comme j’ai loupé le lit, je suis retombée avec grand fracas sur le sol. Et il faut dire ce qui est, je pèse mon poids, on ne peut pas dire que je sois la grâce incarnée.
Adèle s’est levée, affolée. “Mais qu’est-ce que tu fous, Natha?”. “Je tue des moustiques”, lui ai-je annoncé. “Trois”, ai-je ajouté fièrement tout en continuant à taper au hasard sur les murs. “Je croyais que tu déménageais ta penderie”, m’a-t-elle dit. Elle est retournée dans sa chambre. Je me suis rassise sur mon lit, aux aguets, la tapette à la main. Le bourdonnement a continué malgré les trois insectes que je venais de claquer au mur. Comme le bourdonnement était continu, sans intermittence, anormal, je me suis demandée s’il y avait un quatrième moustique ou si je souffrais encore d’hallucinations auditives. Je me suis concentrée très fort afin de démêler le vrai du faux mais je n’y parvenais pas et cela commençait à me faire un peu peur, une sorte d’effroi commençait à s’emparer de mon être.
C’est vrai que je me suis relevée et je suis à nouveau entrée dans sa chambre. “Tu veux bien venir un instant chez moi, mon p’tit?” lui ai-je demandé. ”Qu’est-ce qu’il y a ? a-t-elle rétorqué, un peu irritée. Je dors”. C’était faux, elle ne dormait pas. “Je voudrais savoir si tu entends un moustique ou si c’est seulement dans ma tête”. Il y a eu un silence. Elle m’a regardée avec pitié, sans le soupçon de compassion que j’étais en droit d’attendre d’elle, et elle a décrété qu’il était tard et m’a sommée de dormir. Comme cela, sans répondre à ma question, me laissant en proie au doute. Je suis retournée dans mon lit et je suis restée assise, écoutant attentivement un bourdonnement ininterrompu avec la bouche entrouverte, ignorant toujours de quel espace-temps il venait, de mon cerveau ou de la Vraie-Vie.
C’est vrai que Mère aussi a fait des siennes cette nuit-là. Un peu après moi, elle est entrée dans la chambre de ma sœur en disant : “Adèle, tu dois absolument éteindre la lumière de la salle de bains”. Adèle lui a expliqué qu’elle en avait encore besoin parce qu’elle ne s’était pas encore brossé les dents, mais Mère lui a répété plusieurs fois qu’il fallait absolument éteindre cette lampe. “Absolument”. “Absolument, Adèle”. Ensuite il paraît qu’elle a commencé à tenir des propos incohérents où il était question de panneaux solaires et de cuve à mazout et Adèle s’est demandé si Mère ne faisait pas une crise de somnambulisme. Ou de démence. Ou de démence somnambulique. Je ne sais pas si ça existe. C’est elle l’infirmière en chef, après tout.
Mère nous a toujours raconté des récits effrayants de déments, prétextant qu’ils se comportent tout à fait normalement en journée puis, à la nuit tombée, ils mutent. Sa grand-mère, par exemple, parfaitement saine d’esprit la journée, lui demandait le soir venu de tirer des ficelles tout autour de leur maison afin de faire trébucher les indiens qui viendraient les attaquer. Alors je dirais qu’il y a comme qui dirait un petit passif dans la famille qui pourrait faire que l’on s’inquiète pour moins.
Adèle l’a elle aussi sommée de regagner sa couche, spécifiant pour la troisième fois que non, elle n’éteindrait pas tout de suite cette putain de lampe dans la salle de bains. Mère, soudainement devenue docile, est enfin retournée se coucher, non sans avoir prévenu qu’un supplément serait ajouté à sa facture d’électricité.
Comme le calme était revenu dans la maison, Adèle a enfin pu s’endormir. Mais pas longtemps.
Parce que Stanislas, qui rôdait sur le toit, est entrée par le vélux et a sauté sur son lit, qui se situe pile en-dessous, avec une souris morte dans la gueule. C’est vrai que ça l’a réveillée en sursaut et lui a filé le palpitant. Elle s’est levée, a jeté le chat sur le palier, ainsi que la souris qu’elle tenait entre ses crocs.Ensuite Stanislas a continué son itinéraire jusque dans la chambre de maman, abandonnant sa souris sur le palier et là, elle a renversé une caisse et tout ce qu’elle contenait, faisant sursauter Mère qui s’était enfin endormie. Mère a empoigné le chat, l’a jetée sur le palier, a vu qu’il y avait un rongeur mort, a sursauté, l’a déplacée en hauteur, sur le coffre, afin que personne ne marche dessus à pieds nus pendant un pipi de nuit. Puis elle est allée toquer à la porte d’Adèle pour la prévenir : “Le chat a ramené une souris”. Adèle a dit “Oui, je sais, elle l’avait déposée sur mon lit, va te recoucher, maintenant”, et Mère a dit : “N’oublie pas d’éteindre la lampe de la salle de bains”. Lampe qui, soit dit en passant, était éteinte depuis longtemps.
Adèle a soufflé un peu, peut-être lasse de sa famille. S’est rendormie.
Moi par contre, je me suis réveillée parce que j’ai entendu un moustique bourdonner, cette fois clairement dans mon cerveau. J’en avais un peu marre de ces acouphènes, la nuit précédente j’entendais quelqu’un sussurer” Nathaaaa” avec une voix suave, je commençais à craindre pour ma santé mentale alors je me suis levée et suis allée jusqu’aux toilettes pour me changer un peu les idées. Faire partir les bourdonnements d’insectes imaginaires et les murmures de tueurs en série en buvant un grand verre d’eau glacée me semblait être le seul remède à ma portée.J’ai vu une souris crevée sur le palier, pattes en l’air, yeux en croix, gueule entrouverte, langue pendante. J’ai émis un cri d’effroi. Je suis musophobe. Mon cri d’effroi a réveillé Mère qui est sortie en trombe de sa chambre en demandant ce qu’il se passait. “Pourquoi tu cries comme ça ?”. “Il y a une souris morte sur le coffre!” ai-je dit en indiquant du doigt la bête soigneusement rangée dans un petit abri en carton. Maman a dit “Oui je sais, c’est Stanislas qui l’a apportée. C’est moi qui l’ai rangée dans une boite pour ne pas t’effrayer”. “Oh ça a super bien marché”, lui ai-je dit en allant me recoucher, gobelet d’eau à la main.
Puis j’ai ajouté, en ouvrant la porte de ma chambre : “Tu voudras bien éteindre la lumière dans la salle de bains ? J’ai oublié de le faire. Je n’aime pas que cette lampe reste allumée pendant la nuit”.

Je peux pas croire que cet enchaînement d’évènements improbables soit dû au hasard, pour moi c’est Mamy qui a tout planifié après avoir lu trop de Ken Follet.
Et bon courage avec les acouphènes et les hallucinations auditives. Les moustiques c’est déjà insupportable, mais les moustiques imaginaires qui bourdonnent en continu… ça doit vraiment être dur pour les nerfs.
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Heureusement que je reste détendue en toutes circonstances… 😉
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Je fais ça aussi parfois : ouvrir la bouche pour mieux entendre. Comme si ma bouche était une troisième oreille comme si, bouche oreille, les informations arriverait plus vite à mon cerveau…
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C’est incroyable cette histoire de lampe de la salle de bain qui reste allumée, j’ai exactement le même problème avec mes enfants (ce qui ne me rassure pas pour le futur). Finalement, c’est ta grand-mère la plus sage si elle se contente d’une lampe de poche pour lire Ken Follett.
Par contre, je pense que c’est Adèle qui est somnambule : elle prétend qu’elle dormait quand tu es venue lui parler du moustique, alors qu’elle avait laissé la lampe de la salle de bain allumée pour se laver les dents !
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