Je recommence un peu à marcher. Comme ça, de temps en temps. Une demi-heure par ci par là. C’est tellement agréable de pouvoir marcher à nouveau. Sans souffrir. Sans avoir la sensation que mes jambes vont se dérober sous moi. Sans traîner la patte. Sans avoir envie de m’asseoir pour toujours dans le bois, déclarant cérémonieusement : “Laissez-moi ici”. Sans devoir prendre un Dafalgan, une douche froide, du Traumeel et de l’Arnica juste pour avoir fait pisser le chien.
J’aime bien dire à Happy qu’on va à nouveau aller se promener. Il connaît le mot, “promenade”, il connaît les signaux magiques. Le pantalon de rando qu’on enfile, les chaussures que l’on lace. Il fait aller sa petite tête de gauche à droite de façon trop mignonne, alors je fais toujours durer le plaisir. “On va se promener?”. Tête à gauche, tête à droite. “On va faire une promenade?” Tête à droite, tête à gauche. “Un petit tour?”. Mignon comme tout.
“Arrête un peu de torturer ce chien”, me dit alors Mère. Puis ensuite, je lui enfile sa laisse et là il n’est plus mignon du tout, il se transforme en un animal sauvage qui tire comme un dératé, il me traîne dans le gravier jusqu’en haut de l’escalier, jusque sur la route, il me tire ventre à terre jusqu’à la haie des voisins dans laquelle il lève invariablement la patte et je le laisse faire parce que la femme ne dit jamais bonjour. Mon chien pisse sur ses buissons, c’est ma vengeance à moi. Il tire tellement qu’il a du mal à respirer, un peu comme si on ne le sortait jamais, un prisonnier qui a sa permission. Il tire tellement qu’il fait un bruit assourdissant, un bruit de cochon. Avec maman on plaisante toujours en l’appelant “Gourouni”, ce qui signifie cochon en grec, pour ta gouverne. On dit qu’on a un peu l’impression d’être la femme dans le tableau de Félicien Rops, celle qui promène son gourouni, sauf que nous on a enfilé des vêtements, histoire de ne pas faire jaser le voisinage.
L’autre jour, je suis donc entraînée dans la traction folle de Gourouni qui, deux maisons plus loin, se met à fouiller un buisson avec force grognements, quand je vois que Norman est dans son jardin en train d’arracher les mauvaises herbes. Norman a quarante ans et vit toujours chez sa mère, ce qui est louche. Je cause toujours un peu avec lui, et ce jour-là, je lui lance un grand “Salut!” très enjoué auquel il me répond un : « Ça va, toi ?” visiblement inquiet. “Oui oui, merci, pourquoi ? “Je demande ça parce que je trouve que tu respires fort”, me dit-il. Et là je réalise que mon abruti de chien se trouve caché dans son buisson, en train de renifler comme un sanglier d’Ardenne. “C’est Happy!” lui dis-je en tirant sur la laisse pour extraire le coupable et lui prouver que non, je ne suis pas si foutue que je suis déjà hors d’haleine entre le numéro 40 et le 44, à cracher mes poumons comme une vieille carne prête pour l’abattoir.
