Récits

Réveillon

Adèle est en Laponie. Elle a envoyé une photo d’elle, le visage et les cheveux complètement gelés. Je crois que les lapons, ces viles créatures, ont fait cryogéniser ma soeur.

Alors, pour le réveillon, il n’y a que Mère et moi à la maison. Et Happy et Stanislas. Les deux autres chats ont déserté, m’est avis qu’ils fument de l’herbe à chat et font une solide teuf avec les matous du quartier.

On a dit, comme chaque année maintenant : « On ne fait rien pour le réveillon. Un plaid, un feu, un bon petit repas, une série. Et avant minuit, on éteint tout, pour ne pas qu’Alain-le-voisin nous invite pour les douze coups de minuit. Parce que, invariablement, ça termine en dégustation de vieux whiskys vingt ans d’âge, ça se trémousse le long des baies vitrées au son de la voix de Madonna et ça rentre chez soi (pas loin) à pas d’heure, bourrées, se précipitant sur la boite d’Eferalgan. Never, no way, plus jamais ça ».

Mère a demandé : « Que veux-tu manger? ». Moi j’ai dit : il n’y a rien qui me fait plus plaisir au monde que des sushis, alors j’irai m’en chercher en ville, il n’y a pas de soucis. Mère a dit : moi je vais faire des boulettes sauce tomate. Avec des frites. J’ai répondu : fameux plat de réveillon, dis donc. Allez, je vais t’accompagner, ça fera quand même plus famille unie si on mange le même plat.

A dix-huit heures tapantes, heure de l’apéro, Mère a claqué dans les mains et elle a dit à son chien : Allez, on commence le réveillon. On a déposé un peu de salade de truite sur des biscottes. Le rêve. Et j’ai ouvert une citronnade. Le pied. (Alcool interdit à cause de mon traitement, déjà que je me suis bourrée la gueule avec du coq au vin à Noël, je devais rester sur mes gardes).

Mère a ouvert un bouquin. J’ai dit : « Ah, parce que tu ne me tiens pas compagnie ? «  »Non, a-t-elle dit, je lis ». Alors j’ai lu aussi. Les Misérables. Je ne voudrais pas vous spoiler mais Jean Valjean se fait enterrer vivant, à la Beatrix Kiddo dans Kill Bill alors j’avais hâte de connaître la suite, suspense à son comble.

Mère a dit : « Je n’ai pas le courage de faire les boulettes ». J’ai répondu : « Je compatis. Mais qu’est-ce qu’on pourrait manger, dans ce cas ? ». « Moi, je ne vais pas manger, me dit-elle.

« Ah ».

(Communauté de l’Ano, quand tu nous tiens)

J’ai dit : « Je vais me faire une tartine ».

Grosse grosse ambiance, vraiment.

Je me suis installée sur un coin de table pendant que Mère lisait. J’ai dit : « Il y a de l’américain et du pâté, tout de même. C’est somme toute un rien festif ». Mère a dit : « Oh, tout compte fait, je vais manger quand-même », et elle a sorti du meuble une toute petite assiette dans laquelle elle a posé une cuillère de purée, une cuillère d’américain préparé et un soupçon de mayonnaise. J’ai dit : « Il est trop bizarre, ton repas, Moeder ». Elle a dit : « Pourquoi ça ? Il est très bien, mon repas. Qu’est-ce qui te ferait plus plaisir que ça ? ». « Je ne sais pas, moi… Disons… des sushis. Disons que si j’avais su qu’on aurait la flemme de cuisiner, je serais allée chercher des sushis ».

Je trouvais que le repas de Mère allait bien avec mon livre. Je me disais : « de quoi nous plaignons-nous alors que les petits titis des rues battent le pavé et vont les ruelles le pied nu et l’estomac creux ».

Happy a voulu lui aussi un peu d’américain et de pâté. Il en a exigé à grands renforts d’insistance et de regard fixe. Il en a eu. Il s’est allongé à mes pieds. Il a pété. « Depuis qu’il a volé une tablette de chocolat, il a les intestins bousillés », ai-je dit à Mère. Mère n’a pas d’odorat. Elle s’est fait renverser par une voiture quand elle était enfant et a perdu son nez dans la bataille. Elle était fière de ne pas sentir les pets pestilentiels de son animal de compagnie. Je l’ai avertie que c’était peut-être plus dangereux encore de ne point fleurer son fumet car, à l’instar du monoxyde de carbone, il dégage des toxines mortelles qui vous rendent léthargiques et se terminent par la mort. Un peu comme le sort tragique qu’a connu la famille d’Annie Duperey et qu’elle relate admirablement dans « Le voile noir », sauf qu’ici c’est un chien, sauf qu’ici, c’est un voile teinté de vert.

Mère a dit : « Regardons notre feuilleton ». J’ai répondu : « Très bien, faisons ça, seulement ». J’ai conclu : « Un réveillon avec Jerry Seinfeld ne peut pas être un mauvais réveillon ».

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