D’abord, Je t’ai cherché à la lettre “H”. Mais comme je restais bredouille, j’ai fini par demander conseil à Claudine, qui était en train de ranger une pile de livres, accroupie au fond de la librairie. “Je suis à la recherche des Misérables, mais je ne les trouve pas”, lui dis-je. “C’est normal : ils prenaient trop de place alors on les a foutus en dessous du meuble. Tu vas lire ça ?! me demande-t-elle, visiblement épouvantée. Je soupèse le livre. Son poids, combiné à l’appréhension de Claudine, ont raison de mon enthousiasme. Cette entreprise me paraît soudain faramineuse. Colossale. Je me mets à hésiter. Peut-être pourrais-je me contenter d’une version abrégée ? Mais ne serait-ce point un sacrilège ? Qui sont ces personnes qui osent couper dans du Victor Hugo ou du Marcel Proust pour les rendre plus digestes pour le tas de feignasses que nous sommes devenus ? Qui sont ces mécréants osant ainsi saboter l’œuvre d’une vie, le travail d’un artiste qui a réfléchi à chaque mot posé, à chaque emplacement de virgule ? “Là, il y a trop de descriptions de paysages, je vais couper. Et là ? Plusieurs pages relatant une anecdote totalement inintéressante sur un biscuit trempé dans une tasse de thé. Franchement, Marcel, tu aurais pu nous épargner tous ces détails insipides. Je sectionne”. Non, je ne pouvais décemment pas te faire ça, Victor. Alors j’ai emporté la brique dans mon cabas et je suis rentrée chez moi.
“Hugo” est-il écrit sobrement sur la couverture. “Les Misérables”. L’éditeur n’a pas jugé nécessaire de préciser ton prénom. On ne s’embarrasse pas de ça. Ceci dit, il est peu probable qu’il s’agisse de l’œuvre de Jean-Michel Hugo, mais tout de même : respect. Plus tard, j’aimerais bénéficier du même traitement. “Pradier : la vie incessante”. Ça sonne plutôt bien. Reconnais même que ça claque.
Que dire ? Ta réputation de plus grand romancier de tous les temps est amplement méritée, bougre de saligaud. L’écriture est flamboyante, le suspense haletant. Tes pages se lisent sans interruption et se descendent telle une rivière sauvage en rafting ou tel un paquet de chips poivre et sel.
Bon, je reconnais que j’ai zappé la reconstitution de la bataille de Waterloo (j’ai toujours refusé de jouer à Stratego, ce n’est pas pour me coltiner des pages entières de stratégie guerrière) pour reprendre quand les fossés débordent de cadavres encore fumants et que les champs et les plaines, gorgés de sang, dégoulinent sur les chemins.
J’ai peut-être beaucoup dormi sur les bancs de l’école, mais je me souvenais quand-même très bien de la scène finale de ton bouquin. Alors, dès que les parisiens se sont mis à défoncer leurs armoires et leurs tables basses à coups de hache afin de les rassembler sur la rue pour y ériger des barricades, j’ai frissonné de tout mon être, sentant l’inexorable arriver. Je savais qu’il ne fallait pas que je m’attache à Gavroche, mais malgré mes avertissements (“N’y va pas, malheureux !”), il a grimpé sur la barricade et, chantant “Je suis tombé par terre, c’est la faute à Voltaire, le nez dans le ruisseau c’est la faute à Rousseau”, et s’est fait dégommer la tronche. Mais non, Victor ! Non ! Tu n’as pas pu commettre un acte aussi indescriptible ! Une aussi abjecte infâmie !
Je sais, il y a certainement une symbolique dans tout cela. Il devait mourir. Tomber pour la France. Sacrifier son innocence sur l’autel de la cruauté, afin d’améliorer la société. Mais Victor… Je suis au regret de te dire que si la société a certes changé, elle ne s’est pas améliorée pour autant. Comme tu le dis si bien : “C’est autre chose”. Alors, sache que, quand je serai écrivain, jamais au grand jamais je ne ferai mourir mes personnages, même pour des idées. Surtout pour des idées.

Puisque tu as lu l’Oeuvre du Grand Homme, tu n’as pas l’impression que les Misérables ont pu inspirer Joanne Rowling pour l’heptalogie qui lui a apporté la fortune ?
Harry dort sous les escaliers comme Cosette, les Dursley sont la version britannique des Thénardier, Hagrid arrive tel un Jean Valjean hirsute (et il a lui aussi fait de la prison, apprendra-t-on plus tard) et il y a tellement de personnages morts que je ne sais pas dire lequel se rapproche le plus de Gavroche (mais je dirais quand même celui qui est enterré sur une plage tellement c’est triste)
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Ces scrupules à faire mourir des personnages pour tendre le ressort dramatique de l’histoire m’ont toujours habité aussi 😉
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