Récits

Née pour la peine

19 avril 2022. Mère a loué les services d’un jardinier. J’aime bien cette petite phrase. Elle sonne un peu comme si j’étais de haute extraction. Avec son aide, on a scarifié la pelouse. 

D’habitude, on le fait ensemble, elle et moi, et cela nous prend environ trois jours de travail. Je noue mon fichu sur la tête pour éviter que mon crâne ne cuise sous la morsure du soleil et, armée de mon râteau, je me mets à rassembler les monticules d’herbes. Ensuite je me penche, je les ramasse, je les fourre dans un grand sac que je vais porter jusqu’au ruisseau puis je les déverse aux alentours. Allergique aux foins, Adèle nous observe de loin et me dit que je ressemble à une petite paysanne qui bine les champs dans un roman de Ken Follett.

Le premier jour, je dis : “C’est plutôt agréable, comme tâche. C’est méditatif. » La nuit, je rêve que je suis une paysanne qui part faire les moissons. Le deuxième jour, je commence à rougeoyer : un savant mélange de coups de soleil et de plaques dûes à mon allergie à l’herbe (degré d’amour pour la nature : maximal) et mes mains se couvrent d’ampoules douloureuses. Le troisième jour, je crie : “Vive l’agriculture intensive” en jetant violemment mon râteau aux orties et en m’effondrant sur une souche d’arbre, observant, le visage ruisselant de sueur, Mère qui continue à ratisser, à remplir les sacs et à les traîner jusqu’à la rivière, imperturbable. 

Cette année, pleines d’un sérieux ras-le-cul, on a donc fait appel à un jardinier. J’ai rassemblé toutes les forces qui sommeillaient encore en moi et j’ai annoncé : “Je vais vous aider.” J’ai noué mon fichu sur la tête, je me suis emparée de mon râteau, et j’ai ratissé. J’ai dit : “J’aime encore bien, faire ça. C’est méditatif.” Pendant ce temps-là, Mère faisait une fixation sur les pies. Mère ne supporte pas les pies. Pour les chasser, elle a mis au point un système. Elle s’empare d’un grand seau en plastique et tape violemment dessus avec un bois en imitant leur cri. C’est un peu impressionnant à observer. Le jardinier s’est arrêté dans son mouvement et il l’a regardée d’un air curieux. J’ai dit : “Excusez ma mère, elle est un peu particulière” et il m’a répondu : “Oh, vous savez, je travaille dans une institution pour personnes handicapées, alors… j’en ai vu d’autres.” Et c’est vrai qu’il avait l’air indifférent, ou blasé, au mieux interpellé. Le travail avançait vite ; plus vite que d’habitude. J’ai à peine eu le temps d’attraper un coup de soleil et des ampoules sur les mains. 

En ratissant, j’ai repensé à une anecdote qui s’était déroulée l’année passée à la même époque. Mathilde était là et maman nous avait demandé de l’aider à sortir la table et les chaises de jardin de la cabane où ils avaient été mis en hivernage. Ce sont de gros meubles en bois, assez lourds, et j’étais tellement à bout de force que je me suis effondrée en pleurs, essayant d’expliquer à travers mes larmes que c’était au-dessus de mes forces, jamais je ne parviendrais à transporter ces chaises, c’était trop me demander. J’en avais transporté deux. Mathilde m’a regardée avec un air curieux et elle a dit : “Ah oui, quand-même.”

Ce soir, je suis assise dans le canapé, fourbue. J’ai mal partout, un coup de soleil dans la nuque, les mains brûlées, mais je savoure ma victoire. Il y a un an, j’étais ratatinée au fond de mon lit, et aujourd’hui, j’ai l’énergie d’une petite paysanne qui bine les champs dans un roman de Ken Follett.

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