Récits

Le travail c’est la santé

9 septembre 2022.

Je suis enfin parvenue à m’extraire du canapé pour aller faire quelques courses.
Une fois installée dans ma voiture, j’ai observé mon visage dans le rétroviseur. Ce que j’y ai vu m’a fichu la trouille : j’avais des cernes violacés sous les yeux, le cheveu gras et le regard d’une droguée en pleine descente d’héroïne. J’ai démarré.

Quand je suis sortie de ma voiture, j’ai soudain réalisé que j’étais sortie de chez moi en pyjama. Je portais un pantalon mou informe et une blouse lâche ayant perdu toute notion d’élasticité. J’ai haussé les épaules d’indifférence et pris un panier dans l’entrée pour y jeter négligemment quelques victuailles.

A la caisse, il y avait un type qui prétendait se nommer : « le marseillais » et, de fait, son accent était chantant. Il reprochait à la caissière de mettre beaucoup de temps à s’occuper de son total. Celle-ci lui a rétorqué que pour lui, c’était facile, parce qu’il ne cessait pas de venir lui déposer des articles avant de disparaître pour aller en chercher d’autres, ce qui lui demandait beaucoup de travail.
Pour lui répondre, il lui a sorti la définition du mot « travail ».

C’est qui, le mec ? un marseillais qui travaille au petit Robert ?

Comme je sais ; ou crois savoir ; que le mot « travail » tire son origine du mot « souffrance », j’ai tenu, dans un souci purement pédagogique, à en informer l’assemblée.

Mais ma voix a déraillé et j’ai dit de façon grave et ténébreuse : « Souffrance. Le travail vient de la souffrance »

Tous les regards de la file d’attente ont instantanément pivoté vers moi.
La caissière a fait des yeux exorbités.
Elle était à deux doigts d’appeler les urgences psychiatriques avec son micro.

J’ai alors précisé, pour me justifier : « Je pense vraiment que l’étymologie du mot travail vient de la souffrance » et je me suis cassée sans demander mon reste sur le parking battu par la pluie ; une pluie que j‘ai traversée insensiblement, en pyjama et sandalettes, jusqu’à ce que je réalise que, pour couronner le tout, j’avais enfilé ma blouse à l’envers, laissant apparaitre ses coutures ainsi qu’une grande étiquette blanche sur laquelle était inscrit « XXL ».

Je me suis dit que si seulement j’en avais un ; de travail ; le docteur Valium, si elle avait assisté à cette terrible scène, m’aurait signé un nouvel arrêt maladie, des deux mains et les yeux fermés, et ce pour une durée d’une année entière minimum, non négociable.

Récits

Ils étaient sept

18 juillet 2022. Une infirmière m’installe dans un petit local sans charme bénéficiant malgré tout d’une belle vue sur toute la vallée et plus encore. Quelques fauteuils en skaï aux couleurs pastel sont placés en rond au centre de la pièce. Certains sont en mauvais état, on croirait qu’un jaguar agressif y a fait ses griffes. Je m’y enfonce. C’est confortable, il y a même un appuie-tête. Le lieu est impersonnel ; à quoi est-ce que je m’attendais, on est dans un hôpital.


Les autres entrent un par un, d’abord interrogés par l’infirmière, et prennent place dans la ronde. On se regarde un peu en chiens de faïence, muets, calmes, sur la défensive. Je pense au fameux roman d’Agatha Christie, les dix petits nègres. Dix personnes qui ne se connaissent à priori pas sont amenées à se côtoyer pendant un certain laps de temps dans une villa ultra moderne construite sur l’île du Nègre. Ils ne savent pas exactement ce qu’ils font là, ils ont été appâtés par un millionnaire. Sur la table de la salle à manger sont placées dix statuettes de « nègres ». La première nuit, quelqu’un meurt assassiné. L’une des statuettes est retrouvée brisée sur le sol. La seconde nuit, une deuxième personne meurt, une seconde statuette a disparu, etcetera etcetera.
Si je veux être honnête, voilà à quoi je pense quand les autres participants entrent les uns à la suite des autres dans la pièce. Je pense : « Ils étaient sept » et vont passer ensemble deux semaines très intenses qui les rendront plus que probablement copains comme cochons, ou du moins, compagnons de déroute, mais en attendant, ces individus sont encore des inconnus pour moi, et je respire mal, en sachant très bien que si je suis là c’est que pas mal de choses dans mon existence sont sacrément parties en couilles.

Sur la table, pas la moindre statuette, seulement un distributeur de gel hydroalcoolique et un pack de mouchoirs version familiale, nous rappelant bien que ça va chialer à fond dans les chaumières.

Récits

Rentrée des classes

18 juillet 2022. Cette fois c’est officiel : les vacances sont terminées. C’est la rentrée. C’est l’impression que cela me fait, quand j’entre matinalement dans ma voiture et que je dépose mon sac à mains et ma gourde sur le siège passager.

– Ne t’inquiète pas, me rassure Adèle. Je suis sûre que tu vas te faire des copains. Tu te fais toujours des copains.

Au détour de la route en lacets apparaît l’hôpital, immense navire échoué dans un écrin de verdure, au sommet des falaises. Je gare Etoile, qui n’a pas l’air plus en forme que moi, balafrée par divers accrochages, dégonflée du pneu.

J’ai en main l’enveloppe sur laquelle j’ai pris soin d’indiquer la procédure d’admission à suivre ainsi que les différentes routes à emprunter. Je retrouve l’homme de l’accueil ORL, celui qui murmure dans son masque et à qui je dois faire tout répéter, et ce malgré ma remarquable audition. Il me dit de suivre la route 52 alors que sur mon papier il est indiqué route 102. Il est interpellé. « Non, dit-il, c’est la 52 ». J’entre dans l’ascenseur en compagnie d’une femme qui ; je l’ai entendu ; se rend au même endroit que moi : une de mes futures copines de séjour. Quand on sort de l’ascenseur, les portes des couloirs autour de nous sont bloquées à cause de travaux. « Ah, dis-je. Voilà qui commence bien ». Heureusement pour nous, la providence s’incarne en une infirmière poussant une malade dans une chaise roulante qui nous guide à travers l’hôpital jusqu’à destination. Redescendre jusqu’au zéro, longer le couloir, remonter jusqu’au sixième, prendre la troisième sortie Nord-est-sud-sud-ouest dans le rond-point et je ne sais quoi d’autre : j’ai déjà perdu la carte, et même la boussole.

Nous arrivons à destination. « Hôpital de jour, service de psychosomatique », est-il inscrit sur une photocopie. Encore des médecins qui n’ont pas droit à une plaque en bonne et due forme.

La secrétaire, bien sympathique, me reçoit puis m’invite à patienter dans le couloir. Je m’installe sur une chaise en plastique et observe les lieux. Un long couloir débouchant sur une grande fenêtre donnant sur la cime des arbres : pas trop mal. En face de moi, le bureau du Docteur Lentonnoir. Celui-là, il était clairement prédestiné : aptonyme de la mort qui tue.

En-dessous de chaque plaque de médecin est collée une photocopie un peu délavée représentant un tableau. Pour quelle raison ? J’imagine que c’est parce que la peinture calme les nerfs, en particulier l’impressionnisme. En face de moi, un Seurat, selon mon expertise. Représentant de grands peupliers ployant sous le souffle du vent.

Ils ont laissé la décoration de Noël. Des boules blanc nacré sont suspendues au-dessus des plaques de médecin et des guirlandes lumineuses traversent les plafonds. (Hashtag Noel pointilliste en plein été).

J’ai les yeux encore gonflés de la veille, la vue trouble. J’ai pleuré toute la soirée. Grosse crise mentale. Je suis allée me réfugier dans le lit de Mère, qui m’a caressé longtemps l’avant-bras pour me calmer. Quelque chose se fond sur moi, s’étend, me paralyse. Quelque chose en moi ne va pas, ne va plus, prend la place, toute la place, ne tourne pas rond. Un dérèglement total.

Les infirmières arrivent une à une et se saluent avec tant de chaleur : « Oh t’es enfin revenue de vacances, Géraldine ! Qu’est-ce que tu nous a manqué ! » Je les entends rire. Le Docteur Lentonnoir les rejoint et raconte une histoire de Ken et Barbie qui les fait toutes marrer. Leurs rires, leur entente, me font pleurer à nouveau. Je pense à nous. Moi et mes collègues. A l’ambiance de feu que l’on mettait parfois ; pour ne pas dire quotidiennement. Des délires à n’en plus finir, je ne pourrais pas te les énumérer ici ; penses-tu, en dix années… Parfois Ninie nous téléphonait depuis son étage pour nous demander d’arrêter de chanter Marcia Baïla, ou du moins de chanter moins fort, parce que cela aurait éventuellement pu déranger les lecteurs.

Je n’essaye même plus de retenir mes larmes, au son de leurs rires. Ici, on ne les craint pas, contrairement à moi. Ici, on y est coutumier. Ici, je décide de faire tomber le masque. Si je ne le fais pas ici et maintenant, quand le ferai-je ?

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Séjour en Asie

22 juin 2022. Je suis assise sur une chaise de bar chez Mélanie. Elle me sert un grand coca-light avec des glaçons et m’accompagne avec du vin blanc tout en débitant les courgettes du futur repas en petits dés.

Les enfants sont nerveux, excités, plein d’emphase. Elle leur crie de se calmer, vainement. Alors elle dit : « Si ça continue, je vous fous devant la tablette ! » Puis elle me regarde et, réalisant ce qu’elle vient de dire, s’exclame : « Je rêve ou je viens de les menacer avec des jeux vidéos ?! Je ne dois pas être toute juste, moi ».

N’empêche, ça fonctionne. On ne les entend plus. On peut enfin mener notre conversation de la plus haute importance.

Elle me dit :

– Je trouve que c’est positif, cette histoire d’hôpital, mon Bichon.

Comme je ne vois pas très bien où se situe le positif dans le fait de séjourner dans l’aile psychiatrique d’un hôpital, je lui demande de développer. Elle donne des arguments somme toute évidents : cela peut m’aider à trouver des pistes de guérison, accélérer le processus. Puis elle ajoute :

– Et, sait-on jamais, tu vas peut-être rencontrer l’homme de ta vie !

– Tu veux dire parmi les malades ?

– Oui. Ou parmi le personnel soignant, c’est comme tu préfères.

– Tu me vois sortir avec mon psychiatre ?

Elle réfléchit un instant. Semble trouver que non.

– Mais tu pourrais rencontrer un dépressif dans un atelier de vannerie-pleine-conscience !

– Ce serait top. Deux dépressifs en couple.

– Oui, vous vous comprendriez.

– On se tirerait mutuellement vers le bas.

(Je réfléchis)

– Ce serait plutôt inhabituel. Original.

– Digne de toi.

– Mais qu’est-ce qu’on répondrait à l’habituelle question : « Comment vous êtes-vous rencontrés ? » A l’asile ?

– Je ne sais pas. Cela dépendra de l’ambiance que vous voudrez créer. Parce que c’est indéniable que ça produirait son petit effet dans une soirée. « On s’est rencontrés en psychiatrie et entre nous, ça a été le coup de foudre ».

– L’électrochoc.

– Oui, du haut voltage. Et si jamais cela vous mettait mal à l’aise, vous pouvez toujours utiliser un nom de code. Par exemple : « On s’est rencontré en Asie »

– En Asie ?

– Non. En Asile.

On se marre. On glousse. Elle se ressert une rasade de vin blanc pendant que je fais tinter mes glaçons dans le fond de mon verre. J’ajoute :

– Le Docteur Valium m’a dit qu’on y mangeait très bien.

– En Asie ? Oui, on mange beaucoup de riz.

– Non, je voulais dire en asile.

– C’est possible. Par contre les douches sont très froides. J’ai lu ça sur « Tripadvisor » Pour tout te dire, elles sont même glacées.

– Par contre le jet est très puissant.

– Et après tu peux te sécher dans des peignoirs. Mais ils sont bizarres, les peignoirs en Asie : ils n’ont pas de manches.

– Et l’architecture est très étrange. Il parait que les murs sont mous.

– Ah bon ? Tu m’apprends quelque chose.

Elle lève son verre.

– Trinquons, déclare-t-elle solennellement.

– A quoi ?

– A ton futur séjour en Asie.

– A l’Asie, lui dis-je en claquant mon verre de Coca sur son verre à vin.

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Stromae

18 janvier 2022. J’ai peut-être dormi vingt heures sur vingt-quatre ces derniers jours, mais il ne m’a tout de même pas échappé que Stromae avait fait parler de lui. Burnout, dépression, et jusqu’aux effets neurologiques délétères d’un antipaludique, autant dire que je sens nos parcours étonnamment proches, toutes proportions gardées de star system évidemment.

Alors le critiquer, c’est toujours possible : tous les artistes s’exposent d’une manière ou l’autre à la critique, mais quand j’ai vu dire qu’il n’avait pas le droit de se plaindre sous prétexte qu’il est riche et célèbre, alors là, je sens mon poil se hérisser, et cette fois-ci, ce n’est pas sous le coup d’un villain virus. De un, je ne trouve pas qu’il se plaigne. Il témoigne. Et c’est autrement différent. C’est même son devoir d’artiste. Si on ne peut plus partager notre vécu, à quoi en sommes-nous réduits alors ? A parler de la pluie et du beau temps ? De deux : je le dis, je le redis et je le répèterai jusqu’à épuisement total de mes poumons s’il le faut, mais être riche, être célèbre, et “tout avoir pour être heureux” ne vous dispense en rien de pouvoir faire une bonne grosse dépression, ne vous épargne absolument pas de croupir dans ces pensées suicidaires dont il témoigne ici. C’est chimique, c’est dans le cerveau, ma bonne Dame, c’est une succession de circonstances qui vous amène à ce point de non retour et dire à quelqu’un qui a envie de se jeter par-dessus la balustrade : “Arrête un peu de te plaindre, tu as tout pour être heureux”, cela me paraît non seulement contreproductif mais également infâmant. Moi je dis heureusement que des artistes tels que lui peuvent témoigner de cela, pour ouvrir le dialogue, ou aider à mettre des mots sur quelque chose qui reste encore trop tabou à mon sens.

Sur ce, je sens que j’ai bien fait d’essayer de le défendre, il avait certainement besoin de mon opinion sur le sujet. Je m’en vais continuer de creuser mon trou au milieu de mes oreillers et de mes mouchoirs en papier.

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Burnout

17 octobre 2021 – Burnout. Encore le genre de mot pour lequel Dédé nous ferait mettre cinquante centimes dans le cochon. Il déteste que l’on utilise des termes anglais et je le rejoins assez dans sa croisade. La langue française n’est-elle pas suffisamment riche pour que l’on ait besoin de recourir à celle de nos amis anglais ? Apparemment, on pourrait le traduire par combustion. “Je suis en arrêt maladie pour combustion”. 

Loin d’être instantanée, ma combustion à moi m’a demandé quelques années. Cinq ou plus, je dirais. Une combustion à petit feu. Un beau travail de sape, lent et bien soigné. Un travail d’orfèvre. 

Ce que je n’aime pas dans ce mot, c’est qu’il est rapidement devenu à la mode, alors qu’avant il semblait ne pas exister. Comment les gens faisaient-ils pour brûler la chandelle par les deux bouts, avant ? En plus, comme tous les termes à la mode, il est tellement utilisé à tort et à travers qu’il en perd de sa superbe. Tout le monde a fait, fait ou fera un burnout un beau jour dans sa vie. J’aurais préféré faire plus original. En vrai, tout le monde déclarera tôt ou tard : “Ce jour-là je n’ai plus pu me lever de mon lit, c’était une impossibilité physique, je me suis effondré”. Tout le monde pourra attester : “Moi aussi il m’est arrivé d’épuiser toutes mes ressources.” Est-ce normal? N’y aurait-il pas comme qui dirait un léger problème en ce bas monde ?

C’est aussi parce qu’il me faisait très peur que j’ai mis tant de temps à m’approprier ce mot, à le faire mien, alors que les médecins n’arrêtent pas de me l’écrire avec leurs écritures en pattes de mouche sur les certificats que j’enchaîne depuis ce même laps de temps. (Revue de presse : “L’écriture des médecins cause environ 7000 décès par an aux Etats-Unis, par mauvaise interprétation des pharmaciens”). 

Oh je suis comme ça. J’ai fait pareil pour la dépression. Tout ceci ne me concerne pas, ou si peu tellement peu. Et voilà que je comprends seulement (“Il t’en aura fallu du temps, dirait Adèle : un vrai Sherlock en herbe”) que derrière la dépression, que derrière Lyme, il y avait encore un noyau, un peu comme les couches d’un oignon que l’on pèle et que l’on ne finit pas de peler : mes problèmes et encore mes problèmes qui s’étendent à perte de vue. C’est fatiguant, Gary : Je n’en finis plus de n’en plus finir. 

Puis un jour j’ai compris qu’il n’était pas normal, lorsque Mélanie m’a demandé, alors que je m’apprêtais mentalement à reprendre le boulot, et ce après un arrêt de plus de dix mois déjà : “Alors, comment te sens-tu sur l’échelle de l’angoisse?”, de lui répondre : ”Exactement le même niveau que celui du soldat Ryan au moment où on le parachute sur une plage normande”.