Récits

Akaktek

Mon chat a des obsessions. Il tient absolument à établir un contact physique avec moi. En temps normal, il se greffe dans mon cou, m’offrant son arrière-train dans le visage en cadeau, mais étant donné que j’essaye de rester assise bien droite, les narines situées à la verticale de mon cerveau, cela anéantit temporairement ses projets. Je creuse la couette à mes côtés et lui montre le joli petit recoin moelleux que j’ai façonné pour lui, mais il le boude. Pire, il le dédaigne et monte sur mes genoux, sur lesquels il s’installe en équilibre précaire en me fusillant du regard.
Je n’aime pas ça. S’il venait à tanguer, il sortirait à coup sûr les griffes afin de me les planter dans les genoux. Et puis, trop c’est trop. Après deux années de thérapie, je décide qu’il est temps de faire preuve d’assertivité, à commencer par les félins. « Non, Akatek, je ne m’allongerai pas » , lui dis-je d’un ton tranchant. Il boude. Je tapote le petit nid. « Viens plutôt ici, tout à côté ». Il se redresse en vacillant. Ne bouge pas d’un iota. Fait la forte tête. C’est à qui cédera le premier. Je ne veux pas, je ne peux pas céder. Je suis solide comme un roc.

Récits

Pluie sur mes terres

17 août 2022. «Il pleut, c’est malheureux il pleut, depuis ce matin » chantait Emilie Simon.

« Malheureux », je ne sais pas, puisque cette pluie, qui fait suite à une sécheresse sans précédent, était attendue comme le Messie par tout un chacun.

Les uns respirent enfin et les autres se voient soulagés.

Mais qui sont ces autres ? (Qui sont-ce ?) Je veux parler des Terreux. A ne confondre ni avec terriens, ni avec les bouseux. Les Terreux, c’est un terme de mon invention dont je me dois d’affubler ceux et celles qui sont encore en lien avec la terre. Les fermiers, les Potagers, les culs-terreux, les paysans, les bienheureux. Ceux dont je n’ai jamais fait partie, étant plus urbaine, plus portée sur le sushi en terrasse que sur l’arrachage de la betterave chiogga.

Mais maintenant que je suis en charge du potager, je me prends à sortir des phrases de cet acabit : « Ce qu’il nous faudrait, c’est une bonne pluie » « Mes cultures sont en danger » « Encore un été comme celui-ci et je serai bien en peine de nourrir toutes les bouches de ma famille ».

Hier par exemple, je me prenais pour le Bossu de Marcel Pagnol, transportant des seaux d’eau à travers la garrigue, fourbue sous un soleil de plomb, et je regardais avec angoisse le fond de mon puits (mon tonneau) desséché, me demandant de combien d’allers et retours j’aurais encore besoin pour sauver choux et brocolis.

Hier encore, nos amis à quatre pattes me foutaient une paix royale, hormis les épisodes narrés dans ma missive.

Le chien faisait corps avec le carrelage, la langue pendante. Les chats étaient comme figés sur des coussins, ou partis en ribote le long des sentiers en fleurs.

Les moutons paissaient dans leur prairie, à la recherche d’une herbe devenue chips au sel tant elle était jaune et craquante.

Hier encore, la chaleur était telle qu’en allant manger en ville avec Sophie, nous nous espongions les aisselles avec des serviettes en tissu en déclarant : « Il fait tellement chaud qu’on a l’impression de vivre dans un panier de Dim sum ».

Mais aujourd’hui le monde a changé.

Une pluie fine et continue arrose mes terres. La flore comme la faune reprennent allégresse.

Dans les bois, la terre est encore à l’état de poussière, et ce malgré les ondées, rendant mes chaussures immaculées couleur truite saumonée en vieux marron sale.

Le chien continue son oeuvre en vidant les pots de fleurs. Lui aussi, tout comme moi, se met à prôner son amour de la terre.

Les chats rentrent au logis.

Et c’est exactement là que le bât blesse.

Stanislas ne me quitte pas d’un pouce. Elle s’étend sur la méridienne du fauteuil et j’ai beau lui expliquer que si je me suis installée en cet endroit, c’est précisément pour pouvoir allonger mes jambes, elle semble rester insensible à mes arguments.

Elle miaule beaucoup. J’ai l’impression qu’elle tente de m’expliquer quelque chose, mais mes connaissances en langage félin sont trop rudimentaires pour pouvoir la comprendre et lui répondre.

Et c’est sans parler de Bébédoux, qui lui aussi me les brise menu en miaulant dans ma direction toute la sainte journée, soit parce qu’il ne parvient pas à descendre l’escalier et qu’il veut que je le porte, soit parce qu’il veut monter sur Jocelyne (étrange tournure de phrase) et qu’il veut que je l’y dépose. De plus, c’est à croire que ce chat est aquatique ou submersible, car il rentre détrempé par la pluie comme s’il avait chu dans l’étang.

Les moutons eux aussi commencent à ressembler à s’y méprendre à des barbe à papa tant ils sont gorgés d’eau. Je n’ai plus qu’à les immerger dans le sucre et je fais un tabac à la foire d’été.

Tout cela pour te dire qu’il n’est pas de tout repos d’être Terreuse, même si je pressens qu’en aimant la terre, « t’es rien, peut-être, mais t’es heureuse ».

Récits

Jane Austen et des croquettes

Wépion, 17 août 2022

Bien chère Mère, très chère Adèle,

Etant donné que vous vous êtes retirées à la montagne en vue d’un repos amplement mérité, je suis en garde de la maisonnée et j’espère me montrer digne de la confiance que vous me témoignez.

Tout se passe pour le mieux en cette délicieuse compagnie que représentent nos animaux domestiques, si tant est que l’on considère comme normales les situations suivantes :

Stanislas, cette adorable petite chatte grise, me prive souvent du bénéfice qu’une nuit complète de sommeil serait en droit d’amener à mon organisme en m’éveillant à des heures indûes afin de réclamer que je remplisse sa bolée de croquettes, de préférence au ras (au rat fonctionne aussi).

Happy de la Champenotte, ce vieux sage, commence peut-être quant à lui à battre la campagne car il s’évertue chaque matin à vider les pots de plantes de la terre qu’ils contiennent dans l’étrange dessein de la répandre sur le carrelage, avec un goût assez sûr, il est vrai, témoignant d’un sens esthétique développé et subtil.
Voyons le côté positif de toute cette affaire : il m’est obligatoire de passer quotidiennement l’aspirateur, besogne que j’aurais en d’autres temps délaissée.

Akatek continue à m’apporter chaque matin, au lever, une souris détêtée qu’il pose en offrande sur la terrasse. Ces petits cadavres désarticulés sont eux aussi du meilleur goût, dans le sens esthétique du terme, s’entend.

Kodak, ce noble Seigneur, toujours pareil à lui-même, reste si précieux et délicat qu’il demande l’autorisation pour toute tentative d’entreprise. Il demande la permission de sortir au jardin, assis sur le pas de la porte, porte qui demeure ouverte, bien entendu, et il demande également à ce que je le dépose aux points stratégiques suivants : sur Jocelyne, la machine à laver, en vue de manger son mou, ainsi que sur le bureau d’Adèle, qui, de son odeur, lui rappelle certainement sa Maîtresse.

Pour ma part, j’ai entrepris de grandes transformations dans votre potager, mais je vous en ferai part par missive plus tard car il me tarde de lire encore un brin de Jane Austen en écoutant tomber cette pluie si délicate qu’on ne l’attendait plus.

Je reste votre très dévouée Nathalie Sacré.

Récits

Akatek au taquet

20 avril 2022. Akatek tousse beaucoup. Des quintes de toux terribles, comme s’il allait clamser en direct.

Akatek n’est pas mon chat, mais il s’est tellement pris de passion pour moi que je n’ai pas eu le choix : je suis à présent responsable d’un être vivant.

J’ai donc fini par prendre rendez-vous chez le vétérinaire. Adèle m’a aidée à le fourrer dans sa cage et elle m’a prévenue : “Il va pleurer de façon étrange. Ne te laisse pas impressionner, sinon tu ne parviendras jamais à destination.” En effet, il s’est mis à feuler comme un léopard traqué par un braconnier dans la savane, mais je suis restée impassible, un vrai bloc de marbre, un roc.

Je suis arrivée chez la vétérinaire en transportant mon étrange valise contenant l’Animal hurlant à la mort. Elle a fait des recherches dans son fichier, puis elle a brandi un carton en s’écriant : “Ah, le voilà ! Akatek Peers.” J’ignorais que les chats étaient à ce point vénérés par les humains qu’ils allaient jusqu’à posséder leur nom de famille. Un monde s’ouvre à moi.

La vétérinaire a extrait mon animal de compagnie de sa boîte et, étrangement, il ne lui a lacéré ni le visage ni les bras. Elle lui a retiré une tique en déclarant : “Ces bêtes sont des saloperies” “A qui le dites-vous”, ai-je répondu en grande connaissance de cause.

Ensuite, elle l’a un peu ausculté et a déclaré qu’il se portait comme un charme, il suffisait de mélanger un jaune d’oeuf à ses croquettes une fois par semaine afin de l’aider à expectorer les poils, et elle l’a remis dans sa cage.

J’ai marché le long de la chaussée, tenant à bout de bras ma valise à chat qui commençait à tanguer dangereusement à cause de son occupant qui était en train de tenter une évasion à la Prison break, sortant ses pattes tigrées de la cage et tentant d’en faire sauter les barreaux. “Calme” lui ai-je intimé quand tout à coup, le grillage a cédé. Kakou a sauté sur le sol et s’est enfui. Heureusement, il a pris la direction des jardins et pas celle de la route, sinon il aurait fini en tartare sous mes yeux. Il est allé se réfugier derrière un buisson et est resté prostré là, sourd à mes appels. J’étais en panique. Ce chat vient des beaux quartiers, il ne connaît pas le concept des voitures lancées à toute vitesse. Je lui ai dit : “Reste là”, j’ai croisé les doigts pour qu’il m’obéisse et je suis retournée jusque chez la vétérinaire qui est venue me prêter main forte. J’ai escaladé la barrière du jardin dans lequel il s’était planqué et la vétérinaire m’a avertie : “Attention, il y a un gros chien qui habite ici.” Je la soupçonne de mieux connaître les animaux de son quartier que ses voisins humains. “Attrapez-le d’un seul coup” m’a-t-elle ordonné, voyant que j’essayais vainement de l’appâter avec une vieille croquette. Et c’est ce que j’ai fait. Je me suis jetée sur lui comme un torero dans une corrida et je l’ai balancé cul par-dessus tête dans le fond de sa cage.

Dans la voiture, il s’est mis à beugler de plus belle et, bousculée par ces trop vives émotions, je me suis mise à pleurer en lui demandant pardon. “S’il t’était arrivé quelque chose, mon Kakou, je ne me le serais jamais pardonné.” Il s’en fichait éperdument, trop occupé à s’en prendre à nouveau aux barreaux de sa cage, alors j’ai appuyé sur le champignon. Comment ai-je pu croire que je pourrais m’occuper d’un être vivant ? Mes plantes vertes se font hara kiri pour éviter une trop lente décrépitude. Et, il faut le préciser, j’ai bien assez à penser avec moi-même. Me maintenir en vie me demande un degré maximal d’énergie…

Arrivée à la maison, j’ai conté ma mésaventure à mes colocataires. Adèle a dit : “Heureusement qu’il n’est rien arrivé à ton chat, sinon tu te serais jetée d’un pont.” La preuve qu’elle me connait sur le bout des doigts.

Récits

Miracle morning

4 novembre 2021. Depuis les vacances de mes colocataires, Stanislas s’est prise d’amour pour moi et dort à mes côtés. Ce matin, elle a quitté mon lit vers six heures pour aller gratter à la porte de l’atelier où dormait Adèle. D’abord, ma sœur a tenté de l’ignorer. Mais elle connaît l’apôtre. Elle sait que si elle ne lui ouvre pas, Stan fera la danse de l’essuie-glaces jusqu’à ce que mort s’en suive (la mort cérébrale d’Adèle, j’entends).

Alors elle s’est extirpée de son lit et est allée lui ouvrir. Le chat n’a pas voulu entrer. Apparemment, elle exigeait juste que la porte de l’atelier soit ouverte, question sécuritaire, sans doute.

Adèle est allée se recoucher.

Elle a entendu du bruit dans la chambre d’en bas, où dormait mamy Tine. Happy profitait du fait que la porte soit restée entrouverte pour aller dégommer les croquettes de Kodak qui se trouvent là. Adèle s’est levée. A interpellé le chien par-dessus la rambarde. Le chien l’ignorant royalement, elle a dévalé les escaliers pour lui intimer d’arrêter. Il a continué son gueuleton, sourd à l’autorité de ma sœur. Énervée d’être ainsi snobée, elle est entrée discrètement dans la chambre de mamy, a tiré le chien par les pattes arrière. Le chien a glissé sur le plancher tel un gros sac de patates, non sans essayer d’attrapper une ultime croquette.

Adèle est montée se recoucher.

Stanislas est revenue inspecter l’atelier. Elle a refait quelques éléments de la déco. A décrété que le bic qui se trouvait sur le bureau serait mieux par terre. A sauté de tout son poids dudit bureau jusque sur Adèle avant de regagner une étagère, telle une gymnaste sur un trampoline.

Adèle s’est à nouveau levée.

A ouvert le velux pour envoyer le chat à travers le cosmos.

Le chat, toutes griffes dehors, a mis au point la tactique Spiderman et a déployé toutes ses pattes qu’elle a ventousé sur les rebords de la fenêtre, empêchant la manœuvre d’expulsion. “Ce fut comme essayer de faire entrer une araignée récalcitrante dans un sac”, a-t-elle témoigné plus tard dans la journée.

Autrement dit, ce fut peine perdue.

Adèle, renonçant à tout jamais à se recoucher, a enfilé ses chaussures de marche et est partie randonner un peu, loin de cette arche de Noé psychiatrique.

Lorsqu’elle est rentrée à la maison, essoufflée et calmée et qu’on lui a demandé : “Oh, tu étais déjà levée ?”, elle nous a répondu : “Oui. J’ai fait mon » miracle morning”” en filant une tape à l’arrière de la tête du chat.

Récits

La Colette du pauvre

23 octobre 2021. Mes colocataires sont parties en vacances. Direction le Queyras. Je vais rester une semaine seule à la maison. Cela ne m’était plus arrivé depuis la nuit des temps. Je ne te cache pas mon ambivalence à ce propos. J’appréhende un peu, tout comme j’exécuterais bien une petite danse de la joie.

J’essaye de profiter de ma semaine seule à la maison pour avancer dans l’écriture de mon journal, mais c’est sans compter que c’est l’anarchie avec les animaux. C’est dans leur nature. Ils ont un instinct. Ils sentent que je suis une créature plus faible que mes deux colocataires. Ils hument mon laxisme légendaire et s’en repaissent. En profitent pour imposer leurs lois, me faire chanter, me faire devenir barge. C’est bien simple, ils me suivent partout, dans mes moindres déplacements. J’ai un peu l’impression d’être Blanche-Neige quand elle est suivie par sa horde de bestiaux, à part qu’elle, elle est ravie, elle est suivie par des créatures trop mignonnes, alors elle leur chantonne des chansons mièvres (“Quelle cucuche, cette Blanche-Neige”, dirait Axelle) pendant que moi, je suis prise en filature par un vieux chien mal poilu qui sent les égouts et un chat qui passe sans arrêt devant mes jambes dans le but à peine dissimulé de me faire trébucher dans les escaliers. Quant aux deux autres, l’un me souffle dessus avec les oreilles rabattues quand je lui intime de descendre du canapé où il a élu domicile, et le second me regarde avec une telle frayeur dans les yeux que j’ai l’impression d’être un cuisinier chinois en quête d’un gueuleton.

Quand ils ne me suivent pas, ils exigent que je leur ouvre la porte. Puis que je la referme. Puis que je l’ouvre à nouveau. Pire, ils me font me lever du canapé pour leur ouvrir une porte que finalement ils ne daignent pas franchir. Happy se poste au pied de Jocelyne, la machine à laver sur laquelle est posé le distributeur de croquettes des chats et il se met à aboyer très bruyamment afin de me faire comprendre qu’il en exige, attitude inédite qu’il ne se permettrait jamais avec Mère. Stanislas est la pire d’entre eux, comme d’habitude. Hier, alors que je prenais ma douche, je vois sa petite tête apparaître par-dessus la paroi. Elle l’avait escaladée, mais la vitre étant lisse, elle s’y cramponnait pour ne pas glisser. Puis elle s’est mise à marcher sur le faîte de la douche, tanguant dangereusement, manquant tomber en contrebas, c’est-à-dire sur moi, et il est bien connu que les chats adorent l’eau, nul doute qu’en cas de chute elle m’aurait lacérée de ses griffes. Quoi d’autre ? La nuit elle dort tranquillement sur moi, m’empêchant d’être libre de mes mouvements, puis, de temps à autre, elle se lève pour renverser soit mon verre d’eau, soit mon pot à crayons qui sont posés sur ma table de nuit, me réveillant en sursaut et m’obligeant à me lever pour aller esponger. Dès la deuxième nuit, je l’ai prévenue. Si tu me fais le même coup qu’à Mathilde, me ramener une souris vivante en pleine nuit, je te réserve le même sort qu’à la souris. Elle m’a fixé avec un air de défi.

Question. Comment Colette est-elle parvenue à écrire autant de livres, qui plus est de qualité, sachant qu’elle était envahie par les chats ? Je subodore qu’elle possédait une chatière. Ou qu’elle avait employé un groom afin d’ouvrir et fermer les portes à ses protégés.

Récits

Souris-moi

Quand Mathilde revient à la maison pour quelques semaines, Stanislas est toujours très enthousiaste de la retrouver. Elle tient à lui prouver son attachement indéfectible en lui ramenant des souris.

Ne sois pas étonné, Gary, c’est un comportement on ne peut plus normal pour un chat. Sauf que Stanislas est à l’image de sa maîtresse : parfois un rien excessive. Elle ne se contente pas de lui ramener un seul présent. Chaque matin, on découvre la maison encerclée de cadavres. Il y en a pour tous les goûts : souris, mulots et musaraignes, parfois dépecées, d’autres fois lacérées ou souvent curieusement intactes, figées dans des postures laissant transparaître la grande affliction avec laquelle elles ont quitté la vie. Trop jeunes pour mourir, trop prises au dépourvu pour pouvoir se débattre, trop acculées pour pouvoir en réchapper, elles jonchent l’allée, garnissent les escaliers, décorent la terrasse de leurs dents qui dépassent, de leurs têtes arrachées, de leurs fourrures gluantes, de leurs pattes tétanisées, de leur queues orphelines de corps. On en dénombre quantité chaque matin et je sais que c’est censé être beau car il s’agit de la preuve tangible de l’amour inconditionnel d’un chat pour sa maîtresse, mais c’est plus fort que moi : j’y vois plutôt l’oeuvre d’un grand psychopathe à fourrure grise.

Et puis, le vrai problème, c’est qu’elle ne se contente pas de les laisser dans le jardin. Parfois, elle les ramène dans la maison, et ça fout un sacré bordel. Je vais te raconter ce qu’il s’est passé hier, mais sache que le scénario se répète chaque nuit ou presque et inutile de te dire que Mère, qui tente en ce moment de soigner ses insomnies à grand renfort de mélatonine, est à deux doigts d’infliger à Stanislas le même traitement que celui qu’elle réserve à ses rongeurs. 

Hier, donc, Mathilde s’est réveillée en sursaut. Stanislas était perchée pile au-dessus d’elle et l’observait par le vélux. Elle avait lâché sa proie sur le lit de ma sœur qui s’est mise à crier. Je te précise quand-même qu’il était cinq heures du matin et que la souris était vivante. Elle regardait Mathilde avec des yeux de démente, “des yeux comme deux énormes boules noires”, aux dires de ma soeur. Les cris de Mathilde ont réveillé Mère qui a accouru dans l’atelier de peinture en demandant ce qui se passait. Puis, voyant la souris, elle a crié elle aussi. Stanislas a sauté du vélux sur le lit, affolant sa proie qui s’est mise à chercher abri derrière les toiles posées contre le mur. Mère a dit : “J’arrive, je vais mettre mes chaussures”, parce que c’est comme une protection pour elle. Elle veut bien aider à chasser la souris à cinq heures du matin, mais seulement si elle est certaine que celle-ci ne va pas lui toucher les orteils dans la panique, auquel cas Mère perdrait totalement sa contenance. Mathilde lui a dit : “C’est pas con, je vais faire pareil”, et elles se sont mises à courir après la souris en T-shirt et culotte, les pieds chaussés de bottines, dans un froid un peu glacial parce que je te rappelle que nous n’avons toujours ni chauffage ni eau chaude. Mère s’est emparée d’une boîte en plastique. Elle a dit : “On va la retourner sur elle pour l’attraper ». Mais le chat a été plus rapide qu’elles. D’un bond, elle a saisi la souris aux yeux gros comme des billes dans sa gueule, s’apprêtant à la croquer en direct devant témoin et Mère, prenant tout le monde par surprise, a plongé sur le chat qui n’aurait lâché sa proie pour rien au monde et, d’un geste vif, elle a jeté tout le monde par-dessus bord. Le chat et la souris ont valsé par le vélux qu’elle s’est empressée de refermer d’un claquement sec. 

Si je te raconte tout ça, Gary, c’est juste pour que tu compatisses à ma douleur. Personnellement, je traverse toutes ces nuits folles sans le moindre problème, dormant du sommeil du juste malgré l’agitation, mais je me tracasse pour mon rétablissement. Comment soigner ma santé mentale dans une famille de fous ? La question mérite d’être posée. 

Récits

Kakou style

Je me suis réveillée un peu patraque. J’avais l’estomac en vrac. Le cœur au bord des lèvres, comme on dit. Je me suis installée sur la terrasse pour me préparer un petit déjeuner avec du pain et du fromage, mais rien ne me faisait envie, tout me rendait nauséeuse alors, dans un premier temps, je me suis contentée d’aligner tous mes médicaments les uns à la suite des autres, dans une jolie file indienne de toutes les formes et toutes les couleurs. L’idée même de les engouffrer avec un grand verre d’eau me retournait l’estomac.

Akatek est arrivé et s’est installé pile en face de moi. “Salut mon Kakou!” lui ai-je dit, à moitié joviale. Il ne m’a rien répondu. Il me fixait juste de ses yeux de félin. Puis j’ai entraperçu quelque chose dépasser de sa bouche. Comme une sorte de long fil. Je me suis penchée pour analyser la situation mais l’intrigue n’a pas duré longtemps car il s’est aussitôt mis à cracher sur la terrasse une petite musaraigne pleine de bave. “Beurk”, ai-je dit. Je sais que les chats nous apportent cela en présent et qu’il faut les en remercier, mais c’était au-dessus de mes forces. J’étais peut-être d’humeur ingrate, il y a des jours comme ça. J’étais en train de me demander à l’aide de quel outil je pourrais déplacer le cadavre de musaraigne jusqu’au cimetière des souris que Mère a créé dans le jardin pour Hannah et qui contient déjà trois souris et deux bébés mésanges, mais je n’ai pas eu besoin de réfléchir longtemps car mon chat a aspiré la queue de la souris comme on aspire un grand spaghetti, dans un grand bruit de succion et elle a disparu dans le fond de sa gueule. Puis il s’est mis à broyer sa proie, la réduisant en bouillie. Il en recraché le cœur ou un autre organe dégoulinant qu’il se réservait visiblement pour la fin, puis il a croqué dedans avec plus de fougue encore. Quelques secondes à peine. Il n’en restait pas une miette.

J’ai replié la table de mon petit déjeuner, fromages, tranches de pain, yaourts. Me suis contentée d’avaler mes gélules. Suis remontée me coucher. Il y a des jours comme ça.

Récits

Service de nuit en psychiatrie

Adèle dit qu’elle a parfois l’impression de s’être transformée en infirmière de nuit, qui doit surveiller ses patients : la gériatrie en bas (mamy) et la psychiatrie à l’étage (Mère et moi).

Elle prétend que ses nuits ne sont pas de tout repos. C’est vrai qu’elle doit descendre chaque soir pour porter un verre de lait chaud à mamy et l’aider à se brosser les dents dans l’évier de la cuisine avant d’aller se coucher. Et qu’elle doit veiller à ce qu’elle ne lise pas Ken Follett pendant toute la nuit en cachette sous les draps à l’aide d’une lampe de poche.

C’est vrai qu’hier j’ai fait beaucoup de bruit. Et qu’elle dort juste de l’autre côté de la cloison. Mais il y avait un moustique. Alors j’ai voulu le tuer. Pour ce faire, j’ai dû me mettre debout sur le lit et viser le plafond en me propulsant dans les airs. C’est vrai que comme j’ai loupé le lit, je suis retombée avec grand fracas sur le sol. Et il faut dire ce qui est, je pèse mon poids, on ne peut pas dire que je sois la grâce incarnée.

Adèle s’est levée, affolée. “Mais qu’est-ce que tu fous, Natha?”. “Je tue des moustiques”, lui ai-je annoncé. “Trois”, ai-je ajouté fièrement tout en continuant à taper au hasard sur les murs. “Je croyais que tu déménageais ta penderie”, m’a-t-elle dit. Elle est retournée dans sa chambre. Je me suis rassise sur mon lit, aux aguets, la tapette à la main. Le bourdonnement a continué malgré les trois insectes que je venais de claquer au mur. Comme le bourdonnement était continu, sans intermittence, anormal, je me suis demandée s’il y avait un quatrième moustique ou si je souffrais encore d’hallucinations auditives. Je me suis concentrée très fort afin de démêler le vrai du faux mais je n’y parvenais pas et cela commençait à me faire un peu peur, une sorte d’effroi commençait à s’emparer de mon être.

C’est vrai que je me suis relevée et je suis à nouveau entrée dans sa chambre. “Tu veux bien venir un instant chez moi, mon p’tit?” lui ai-je demandé. ”Qu’est-ce qu’il y a ? a-t-elle rétorqué, un peu irritée. Je dors”. C’était faux, elle ne dormait pas. “Je voudrais savoir si tu entends un moustique ou si c’est seulement dans ma tête”. Il y a eu un silence. Elle m’a regardée avec pitié, sans le soupçon de compassion que j’étais en droit d’attendre d’elle, et elle a décrété qu’il était tard et m’a sommée de dormir. Comme cela, sans répondre à ma question, me laissant en proie au doute. Je suis retournée dans mon lit et je suis restée assise, écoutant attentivement un bourdonnement ininterrompu avec la bouche entrouverte, ignorant toujours de quel espace-temps il venait, de mon cerveau ou de la Vraie-Vie.

C’est vrai que Mère aussi a fait des siennes cette nuit-là. Un peu après moi, elle est entrée dans la chambre de ma sœur en disant : “Adèle, tu dois absolument éteindre la lumière de la salle de bains”. Adèle lui a expliqué qu’elle en avait encore besoin parce qu’elle ne s’était pas encore brossé les dents, mais Mère lui a répété plusieurs fois qu’il fallait absolument éteindre cette lampe. “Absolument”. “Absolument, Adèle”. Ensuite il paraît qu’elle a commencé à tenir des propos incohérents où il était question de panneaux solaires et de cuve à mazout et Adèle s’est demandé si Mère ne faisait pas une crise de somnambulisme. Ou de démence. Ou de démence somnambulique. Je ne sais pas si ça existe. C’est elle l’infirmière en chef, après tout.

Mère nous a toujours raconté des récits effrayants de déments, prétextant qu’ils se comportent tout à fait normalement en journée puis, à la nuit tombée, ils mutent. Sa grand-mère, par exemple, parfaitement saine d’esprit la journée, lui demandait le soir venu de tirer des ficelles tout autour de leur maison afin de faire trébucher les indiens qui viendraient les attaquer. Alors je dirais qu’il y a comme qui dirait un petit passif dans la famille qui pourrait faire que l’on s’inquiète pour moins.

Adèle l’a elle aussi sommée de regagner sa couche, spécifiant pour la troisième fois que non, elle n’éteindrait pas tout de suite cette putain de lampe dans la salle de bains. Mère, soudainement devenue docile, est enfin retournée se coucher, non sans avoir prévenu qu’un supplément serait ajouté à sa facture d’électricité.

Comme le calme était revenu dans la maison, Adèle a enfin pu s’endormir. Mais pas longtemps.

Parce que Stanislas, qui rôdait sur le toit, est entrée par le vélux et a sauté sur son lit, qui se situe pile en-dessous, avec une souris morte dans la gueule. C’est vrai que ça l’a réveillée en sursaut et lui a filé le palpitant. Elle s’est levée, a jeté le chat sur le palier, ainsi que la souris qu’elle tenait entre ses crocs.Ensuite Stanislas a continué son itinéraire jusque dans la chambre de maman, abandonnant sa souris sur le palier et là, elle a renversé une caisse et tout ce qu’elle contenait, faisant sursauter Mère qui s’était enfin endormie. Mère a empoigné le chat, l’a jetée sur le palier, a vu qu’il y avait un rongeur mort, a sursauté, l’a déplacée en hauteur, sur le coffre, afin que personne ne marche dessus à pieds nus pendant un pipi de nuit. Puis elle est allée toquer à la porte d’Adèle pour la prévenir : “Le chat a ramené une souris”. Adèle a dit “Oui, je sais, elle l’avait déposée sur mon lit, va te recoucher, maintenant”, et Mère a dit : “N’oublie pas d’éteindre la lampe de la salle de bains”. Lampe qui, soit dit en passant, était éteinte depuis longtemps.

Adèle a soufflé un peu, peut-être lasse de sa famille. S’est rendormie.

Moi par contre, je me suis réveillée parce que j’ai entendu un moustique bourdonner, cette fois clairement dans mon cerveau. J’en avais un peu marre de ces acouphènes, la nuit précédente j’entendais quelqu’un sussurer” Nathaaaa” avec une voix suave, je commençais à craindre pour ma santé mentale alors je me suis levée et suis allée jusqu’aux toilettes pour me changer un peu les idées. Faire partir les bourdonnements d’insectes imaginaires et les murmures de tueurs en série en buvant un grand verre d’eau glacée me semblait être le seul remède à ma portée.J’ai vu une souris crevée sur le palier, pattes en l’air, yeux en croix, gueule entrouverte, langue pendante. J’ai émis un cri d’effroi. Je suis musophobe. Mon cri d’effroi a réveillé Mère qui est sortie en trombe de sa chambre en demandant ce qu’il se passait. “Pourquoi tu cries comme ça ?”. “Il y a une souris morte sur le coffre!” ai-je dit en indiquant du doigt la bête soigneusement rangée dans un petit abri en carton. Maman a dit “Oui je sais, c’est Stanislas qui l’a apportée. C’est moi qui l’ai rangée dans une boite pour ne pas t’effrayer”. “Oh ça a super bien marché”, lui ai-je dit en allant me recoucher, gobelet d’eau à la main.

Puis j’ai ajouté, en ouvrant la porte de ma chambre : “Tu voudras bien éteindre la lumière dans la salle de bains ? J’ai oublié de le faire. Je n’aime pas que cette lampe reste allumée pendant la nuit”.

Récits

Bref, j’ai chanté

Hier soir, nous allions manger chez Violette Doublevé.

Violette Doublevé est cantatrice. Une vraie. Une chanteuse lyrique qui a de la classe et du coffre, une Callas en herbe (désolée, mais c’est à peu près l’unique référence que je possède en la matière) qui a le don de nous scotcher, parce que quand elle demande « Passe-moi le sel », il se peut qu’elle le fasse avec sa voix de sprano-alto-super-baryton, et c’est toujours du plus grand effet.

castafiore

Je suis jalouse de Violette Doublevé.

Parce que j’aurais aimé être chanteuse.

J’aurais peut-être plus percé sur la scène rock-underground-alternative qu’à l’opéra, mais j’aurais adoré savoir chanter. Je serais devenue une Catherine Ringer de choc, une Patti Smith d’enfer, une Bjork du tonnerre de Dieu.

J’aurais soulevé les foules et déchaîné les passions. Ma voix aurait bercé des milliards d’êtres humains sur Terre et il y aurait un tas de posters à mon effigie.

« This is love, this is love that I’m feeling »

Avant de partir chez Violette Doublevé, j’ai décidé d’entonner un petit air d’opéra dans les wc de Père.

Le chat Confetti était là, installé à côté de moi, le regard intrigué.

« Qu’est-ce qu’elle me fiche ? »

J’ai chanté.

Aussitôt, j’ai vu les oreilles de Confetti s’aplatir.

Il a fait le gros dos.

Ses poils se sont hérissés, et, sans que j’aie eu le temps d’entamer mon refrain, il s’est jeté sur moi.

Il s’est emparé de ma main droite et y a planté ses dents.

Tout en me mordant, il me griffait de ses deux pattes, visiblement effrayé par mes vocalises.

C’était sa façon de me demander de stopper mon chant qui, apparemment, lui avait mis les nerfs à rude épreuve.

Et après, on viendra dire que les chats sont mélomanes.

Faudrait pas pousser Bobonne dans les orties.

Celui-là doit avoir du mou pour chat dans les oreilles, en tout cas.