Récits

L’escalator de la vie

4 février 2022. J’avais rendez-vous chez le Docteur Cyanure et le Docteur Synapse le même jour. Parfois, Gary, j’ai l’impression d’être une vieille carriole juste bonne pour quelques entretiens au garage.  

D’abord, le Docteur Cyanure a trouvé une anomalie. Elle a décrété qu’à ce stade des opérations, je ne devais plus avoir autant de symptômes. Or je ressens une soif inextinguible, je sue la nuit comme un bœuf anxieux, j’ai de violentes crampes dans les plantes de pieds, des acouphènes, les yeux qui phosphorent ; je t’en passe et des meilleures. Elle me dit qu’elle soupçonne une co-infection. Je t’explique : Borrelia s’implante rarement seule dans un organisme, c’est une bactérie qui adore s’entourer de petites copines tout aussi fougueuses et fouteuses de bordel. Le médicament que je prends a pour mission de dézinguer les biofilms, sortes de membranes visqueuses créées par la bactérie pour se loger tranquille et, en bousillant tout ça, il aurait fait remonter à la surface une autre bactérie qui, ainsi délogée, libère moultes toxines provoquant quelques menus désagréments. Tu piges ? Du coup, rebelote pour des analyses et un nouveau traitement approprié en fonction des résultats de celles-ci.  

 “Tu es un peu comme le permafrost, m’a déclaré Caro. A mesure que tu fonds, tu libères un tas de saloperies”.  

Ensuite, Cyanure a tenté de me booster l’arrière-train en m’invitant à bouger un peu : aller marcher à travers la campagne, randonner en famille ; invitation que j’ai aimablement déclinée, lui déclarant que j’étais retournée à l’état larvaire et que je comptais bien y rester encore pour un temps indéfini. “Mais vous savez, Madame – m’a-t-elle répondu – parfois il faut s’obliger. Emprunter l’escalator de la vie”. Je l’ai regardée avec un air bovin et je suis partie. 

Adèle m’a dit : “L’image devrait pourtant te convenir, Natha. Parce qu’un escalator, ça monte tout seul, mécaniquement”. Je sens que Cyanure va devoir changer sa métaphore.  

Puis je suis allée à mon rendez-vous chez Synapse. D’abord, il a trouvé une anomalie. Il a dit qu’à ce stade des opérations – un an d’analyse, joyeux anniversaire – je ne devrais plus autant faire de marche arrière, de demis tours ou m’empêtrer autant dans mes grandes hésitations. Ensuite, il a tenté de me booster l’arrière-train en m’invitant à aller de l’avant, à décider des choses, à les mettre en place. C’était la première fois que cela m’arrivait, mais j’avais la nette impression qu’il essayait de me secouer, c’était désagréable, un peu brutalisant et irritant. Encore un qui voulait certainement que j’emprunte l’escalator de la vie. 

Quand je lui ai expliqué le verdict de Cyanure, comme il est un psychanalyste, un vrai qui ne croit pas en la maladie, il m’a dit en substance : “Ça va être pratique pour vous, vous allez pouvoir reporter la responsabilité de votre inertie sur cette bactérie pour vous dédouaner, sans vous remettre en question”.  

Je suis rentrée chez moi secouée comme un prunier et j’ai aussitôt vérifié dans un calendrier : ce n’était pourtant pas la Sainte Nathalie, c’est le 27 juillet.  

Sur ce, Gary, je retourne me coucher, bien décidée à prendre l’escalator de la vie, mais dans le sens de la descente. C’est que j’aime bien le niveau moins un, on peut y faire des courses de caddie et on est à l’abri de la pluie qui n’en finit pas de s’abattre sur le pays. 

Récits

« Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés »

13 janvier 2022. Je suis sortie de chez moi.

J’ai dit à Salomé : « Marraine t’emmène en ville pour ton anniversaire ». C’était samedi. On a déclaré : « On se fait une journée de pipiches ». Pipiches, c’est un mot qu’on a inventé avec mes soeurs et il signifie « pétasses futiles qui aiment accorder la couleur de leur vernis à ongles sur celle de leur sac à mains ». Salomé a dit : « D’accord, mais nous, on est des pipiches de luxe. Des golden pipiches ».

On a sorti le Grand Jeu.

D’abord, on a mangé un bout. Un poké bowl. Puisqu’on est des pipiches, on accorde une attention particulière à notre ligne. Saumon cru et choix de cinq légumes. On s’est installées à l’étage, dans un décor à la Beach Boys et là, au milieu des fleurs d’eucalyptus en plastique et des fougères synthétiques, on a déliré sur les surfeurs à la peau bronzée. On a imaginé qu’ils nous offraient des cocktails, puis qu’on rentrait à l’hôtel pour prendre une douche et qu’on les retrouvait à la nuit tombante sur la plage, devant un feu de camp, en faisant circuler un bon gros bédo pour « se mettre bien », comme disent les jeunes. On a imaginé tout ça, insensibles à la pluie qui tombait en hallebardes sur les trottoirs gris de Namur, insensibles surtout à la contre-éducation que je lui offrais : Salomé n’a que douze ans.

Ensuite on a fait un peu de shopping. J’ai dit à ma filleule : « On va où tu veux ». Persuadée que, c’est de son âge, elle m’emmènerait dans les chaînes de magasins chinois à deux francs six sous. Mais c’était sans compter qu’elle avait stipulé « Golden pipiches ». Elle m’a emmenée dans les boutiques chic de la ville, celles où je n’ai jamais osé poser le pied, trop timide d’une part et persuadée que je me ferais jeter comme une romano d’autre part. Salomé a cette aisance en société, une aisance telle que je l’ai suivie, un peu comme si c’était elle mon aînée. On a miré de beaux sacs à mains à paillettes, on a craqué notre slip pour des pulls qui valaient la peau du cul, et j’ai crié : « Je paie avec ma carte ! On prend tout ! » (Ce n’était pas vrai, je payais avec celle de Catherine, Golden pipiche peut-être, mais pas folle la guêpe). On est allées chez Rituals, aussi, où l’on a tant essayé de savons différents qu’on se serait crues dans « les Visiteurs », une scène coupée où ils auraient fait leurs ablutions totales dans des éviers, couverts de mousse, remplis de bulle : un vrai chaos technique. J’ai dit à Salomé : « Il faudrait qu’on se calme, sinon les vendeuses vont nous jeter dehors. Certes sur le ton du chuchotement qui leur est propre et avec beaucoup de dignité, mais nous jeter quand-même ». Elles n’ont pas réagi, trop occupées qu’elles étaient à se plaindre de leur intolérance au gluten qui leur provoquait à toutes deux des flatulences. J’ai dit à Salomé : « Viens, on se casse », laissant derrière nous une mare aux canards aux senteurs bigarrées dans lesquelles rampaient des chenilles roses en mousse : leur dernière invention.

On est rentrées à la maison. On a mangé de la galette des Rois (je crois que j’en étais à ma huitième) en buvant du thé et on a regardé « Emily in Paris ». Trop de futilités pour des filles aussi spirituelles que nous, certes, mais ce relâchement nous a fait tant de bien.

J’ai ramené Salomé chez elle.

Lundi, Catherine m’a envoyé un message. « Salomé est positive ». Bien entendu, comme nous ne sommes plus dans les années 80 et que je l’estime trop jeune pour la bagatelle, ma filleule n’est pas séropositive. Elle est toujours positive, même face à l’adversité, ça oui, mais je ne pense pas que c’était ce que mon amie voulait me souligner. Il faut vivre avec son temps : Salomé a le Covid. Ou plutôt LA Covid. C’est féminin, je ne m’y fais pas, peut-être parce que mon âme de féministe s’insurge : un virus bien balaise fait surface et il est masculin, puis l’on se rend compte des dégâts vicieux qu’il occasionne et comme par hasard il change de sexe : un truc aussi vicelard ne peut être que féminin. Soit.

Aussitôt le mot prononcé, j’ai senti un frisson me parcourir l’échine. Je n’ai pas toujours été comme ça, mais en ce moment c’est vrai, je suis devenue Maître as Hypocondriaquerie. J’ai éternué. J’ai crié à Adèle : « Salomé a le Covid ! Salomé a le Covid! ». Adèle a dit, comme un fatalisme et confirmant mes craintes : « Alors, tu vas l’avoir aussi ». Je lui ai dit : « Toi aussi, dans ce cas », ce à quoi elle a répondu : « Absolument pas. Je suis une force de la nature ». Puis elle a ajouté : « Toi, tu vas développer tous les symptômes, mais ton test sera négatif parce que tu es une malade imaginaire ». J’ai répondu « Atchoum ».

Mes jambes ont commencé à me faire mal. Mes bras aussi. Ma tête m’envoyait des court-circuits. J’ai dit : « Je suis malade ». J’ai trouvé que ça commençait à faire beaucoup comme accumulation pour une seule femme, alors j’ai dit d’un ton grave : « Puisque je fais un burnout, une dépression, la maladie de Lyme et le Covid, j’ai le droit de descendre ma couette dans le canapé et de m’y allonger jusqu’à ce que mort s’en suive ». « Comme tu voudras », m’a dit Adèle qui s’en fichait comme d’une guigne.

J’ai envoyé un message au Docteur Cyanure, lui demandant : « Est-il possible de faire une amplification de Jarisch-Herxmeier à ce stade des opérations ? Je suis souffrance ». Une réaction d’Herxmeier, c’est une petite spécificité de la maladie de Lyme, un truc bien sympa qui se produit quand la bactérie est tuée et qu’elle libère des toxines amplifiant les douleurs du malade. Elle a répondu : « Tout est possible. Appelez-moi à 21 heures ». Je l’ai appelée à 21 heures, j’ai énuméré mes symptômes. Elle a dit : « Vous faites le Covid, m’est avis ».

J’ai installé un campement. « Ton nid à puces », aurait dit Mère qui a échappé de justesse à la peste bubonique en se barrant aux sports d’hiver. Livres, paquets de mouchoirs, plaquette de vitamines C, grog miel-citron comme me l’a inculqué Jean-Chri qui ne rechignait pas à nous verser la bonne larmichette de rhum dans le breuvage.

On a aussi fait le plein de vitamines : des jus de fruits, des brocolis, du saumon, des soupes, du popcorn devant la télé.

Adèle a dit : « Je vais poser sur la porte d’entrée le badigeon stipulant que notre maisonnée est frappée par la peste ». Et elle a ri.

Tous les chats se sont posés sur moi, et le chien s’est couché à mes pieds.

Adèle a déclaré : « On dirait un peu Blanche-Neige, mais mourante ». J’ai répondu : « Atchoum ». Elle a dit : « Tu essayes de me parler de ton ami le nain? ».

Je suis allée voir le Docteur Jivago. Il m’a enfoncé une longue tige dans la narine gauche en prévenant : « Ca va faire très mal ». Tant d’égards, je n’en reçois pas si souvent de la gent masculine. Il m’a dit que je recevrais les résultats le lendemain soir. Ma famille entière a parié qu’il sera négatif.

J’ai beaucoup dormi. « Comme d’habitude, tu veux dire ? », s’est exclamée Mélanie. J’ai répondu « Plus encore que d’habitude ». De longues siestes et des nuits à devoir changer entièrement de vêtements, trempés qu’ils étaient par la fièvre.

Caro nous a proposé de faire des courses alimentaires, mais on a de quoi vivre en autarcie pour quelques temps. « Sinon n’hésitez pas, hein. Je vous jette des courses sur le pas de la porte et je me casse en courant ». Je me sens aimée, c’est dingue. Barbara, sa cheffe, a déclaré d’un ton grave : « Ta soeur va peut-être passer l’arme à gauche, elle cumule trop », mais Caro lui a répondu : « T’inquiète, elle n’a rien. C’est purement psychologique ».

Du coup, avec Adèle, on vit à deux, coupées du monde. On a prévenu Mère, mais elle ne s’est pas inquiétée de mon sort. Et moi, je déteste être malade sans ma maman. J’ai besoin qu’elle me fasse des soupes, qu’elle me dise d’aller me reposer, qu’elle s’inquiète pour moi. Là, rien. Elle envoie des photos de la montagne, soleil sur les pistes et tout et tout.

Ce soir, Adèle est arrivée en trainant ses pantoufles dans le salon. « J’ai mal à la tête », me dit-elle. J’ai ri à mon tour. J’ai dit : « Te voilà toi aussi frappée, ô force de la nature ! ». Je lui ai proposé : « Et si on écrivait un message à maman ? Un truc bien larmoyant pour pourrait enfin l’émouvoir? ». « Fais ça, seulement ». J’ai écrit : « Je suis positive. Et Adèle est sur la pente descendante. Comme toi au ski, sauf que nous, on descend irrémédiablement vers la mort ».

A l’heure où je t’écris, Gary, je n’ai toujours pas de nouvelles d’elle. Je pense que sa maisonnée va agoniser dans l’indifférence générale et quand elle reviendra de Val-d’Isère, elle devra bouter le feu à la fois à la maison et à nos cadavres et partir plus loin recommencer sa vie à zéro.

Sur ce, bien le bonsoir.

Récits

Smog spirit

11 septembre 2021 – Je vais mieux, c’est indéniable. Je retrouve de ma superbe. Mais certains jours, ce que les médecins dénomment le “brouillard cérébral” reste épais. Une véritable purée de pois. Hier, par exemple, c’était carrément le smog londonien. 

D’abord, après de nombreuses circonvolutions et de fameuses angoisses métaphysiques à propos de mon système immunitaire déficient, j’ai décidé de me faire vacciner contre la Covid 19. On dit bien la Covid, même si ça sonne vilain aux tympans. J’avais rendez-vous au matin et bien-sûr, alors que c’était ma seule obligation depuis des mois, j’ai oublié de m’y rendre. “Tu n’as pas reçu un rappel ?”, m’a demandé Mère. Si, mais j’ai oublié malgré tout. Ne me demande pas comment je fais, c’est hors catégorie. Smog londonien, te dis-je. J’ai donc supprimé mon rendez-vous et heureusement, il restait une plage horaire de deux minutes disponible le jour-même. Seulement, une suppression de rendez-vous pour la première dose supprime automatiquement la seconde et ça a été un sacré bordel de s’y retrouver dans mon mich-mach organisationnel. La femme dans l’aubette ne me retrouvait pas, elle confondait ma date d’anniversaire avec la date du jour et c’est à peine si elle ne m’a pas demandé si je m’appelais bien Jean-Claude de la Sarriette. “On ne retrouve plus votre identité”, a-t-elle dit en substance. Mais j’extrapole peut-être un peu

Pour y aller, je ne reconnaissais plus le chemin. Les routes se mélangeaient dans mon esprit. Comme si la nuit toutes les routes qui partent du rond-point s’intervertissaient parfois pour le seul plaisir de me jouer un vilain tour. Alors je me suis arrêtée sur le bas-côté, là où Hannah avait vomi il y a quelques jours à peine et j’ai appelé Mère pour qu’elle me confirme que je devais bien prendre le deuxième embranchement. Mère m’a répondu gentiment, sans me demander si j’étais devenue dingotte (c’est un rond-point proche de chez moi que j’emprunte régulièrement depuis ma plus tendre enfance), mais je pressens que c’est parce que, quand je vois venir la confusion mentale et que je deviens proactive (je m’arrête et je demande), c’est une attitude qu’elle encourage. C’est peut-être un peu maboule de perdre des repères qui sont proches de chez moi mais c’est mieux que de foncer tête baissée et d’arriver à Paris-Roissy en panique. 

Ensuite, comme tous les vendredis, Adèle et moi sommes allées chez Caro. Hannah a découvert les joies des dessins animés, ceux de Tchoupi en particulier et elle les réclame en chantonnant “Tap tap tap”. “Je croyais que les écrans étaient interdits avant trois ans”, ai-je dit à ma sœur. Elle m’a répondu : “Tu joueras ta Françoise Dolto le jour où tu te seras reproduite. En attendant, assieds-toi sur le canapé, ferme-la et regarde Tchoupi”. 

As-tu déjà regardé un épisode de Tchoupi, mon bon Gary ?

Quand je donnais mes formations “Lecture et petite enfance”, je n’arrêtais pas de répéter à qui voulait bien l’entendre que Tchoupi était le Mal incarné, un fléau contre lequel il faut se battre, ne pas fléchir et continuer la lutte, mais alors, en dessin animé… 
Eh bien, cela s’apparente à sept minutes de lobotomie. Un peu comme cette scène dans “Dragon rouge”, quand Hannibal Lecter fait bouffer à sa victime son propre cervelet et qu’il le fait revenir dans du beurre. Le graphisme est laid, il y a une petite métisse qui a des cheveux en une matière qui donne envie de rendre ton petit déjeuner, et ça raconte la vie de pingouins aux voix nasillardes qui font des choses intéressantes au possible. “Ce sont des enfants qui vont à l’école, quoi”, se défend ma soeur. Dans l’épisode que j’ai regardé, Madame Sibylle leur demande de coller une queue d’animal auprès de l’animal qui s’y rapporte. J’étais scandalisée pour eux. “Mais c’est hyper compliqué !!! ai-je dit. C’est quoi cette école de Tchoupi ?! C’est une école pour HP, ou quoi ?!!! Ils sont censés avoir trois ans, ces gosses ! On sait faire ça à trois ans, peut-être ? Même moi, je n’y parviendrais pas”, me suis-je écriée. “Oui, mais toi, tu es teubé”, m’a dit Adèle avec la placidité qui la caractérise. 

Enfin, on a mis le Bébé au lit et, comme tous les vendredis, on a mangé thaï en regardant une affliction sur Netflix. C’était une daube. Une jeune fille mourait subitement en s’éclatant la tête contre des latrines (pire encore que de périr à cause d’un américain avarié) et elle avait le droit d’entrer au paradis seulement si elle parvenait à régler les problèmes de ses proches qui figuraient sur une petite liste. Je n’ai pas arrêté de pleurer, c’était trop métaphysique pour moi, dès qu’il est question de la mort je me mets à braire comme un veau. 
A la fin du film, sans vouloir te spoiler, elle a pu se rendre au paradis, et ça m’a sacrément estomaquée. J’ai dit : “Mais elle ne va plus pouvoir voir sa famille, alors???!” et Caro m’a dit brutalement : “Tu sais, c’est le principe même de la mort”, alors j’ai pleuré de plus belle. 
Et au bout d’une heure et demie de film j’ai demandé à mes soeurs : “C’est quoi, cette histoire de liste, au juste?”, et elles m’ont regardé avec des yeux de merlan frit, elles ont dit “Tu sais que c’est le fil rouge de l’histoire et que c’est un film de pipiches ? C’est pas non plus un David Lynch, hein”. Quand le film a été terminé, Adèle a dit à Caro : “On y va. Je ramène Natha à la maison. Elle doit aller se coucher, elle a eu une rude journée. Une journée de smog londonien. T’inquiète, c’est moi qui conduis”.

Récits

On se regarderait bien un bon biofilm, ce soir ?

La deuxième phase de mon traitement consiste à détruire les biofilms. 

Afin que tu comprennes en quoi cela consiste, je vais t’inculquer quelques rudiments de biologie. Sache que les bactéries sont un peu comme nous, êtres humains. Elles aiment se regrouper et construire des villes afin d’optimiser leurs compétences, réduire leurs trajets et globaliser leurs ressources. 

Visuellement, cela ressemble un peu à ces pellicules visqueuses qui se forment à la surface des étangs, dans lesquelles les grenouilles pondent leurs œufs. Sauf qu’ici, elles se collent aux organes afin de mieux les coloniser. 

Chez les bactéries comme chez les êtres humains, tout le monde ne s’intègre pas dans la société. Il y a celles qui s’échappent du biofilm et vont migrer vers un ailleurs plus prometteur. Les plus virulentes. Les libre-penseuses. Elles s’en vont créer une autre société plus utopique sur un autre organe. C’est comme cela qu’à mon insu, je suis devenue un vrai continent. 

Tu m’étonnes que je sois fatiguée : elles me prennent pour un buffet à volonté. Et vas-y que je te pompe des nutriments, et vas-y que je te taxe un peu de sucre, et vas-y que je t’aspire la vie petit à petit.

Les biofilms sont très difficiles à détruire car ils se jouent du système immunitaire et peuvent même devenir résistants aux antibiotiques. Seule une molécule, utilisée un peu au hasard Balthazar et destinée au départ à un tout autre usage, donne à présent de bons résultats, enregistrant même quelques rémissions. Tu vas rire, Gary. Parce que le médicament en question est destiné aux alcooliques afin de les aider à se sevrer. Une chance que la pharmacienne me connaisse à présent et qu’elle n’ait pas donné mon signalement à tous les bars du coin. 

Comme j’ai la chance que le Docteur Cyanure soit à la pointe en ce qui concerne le traitement de cette maladie, je suis à présent bénéficiaire de ce médicament. Evidemment, cela n’a pas échappé à Adèle qui s’est exclamée : “Oh mais tu es un cobaye, alors !” Quand je lui ai répondu “Oui, en quelque sorte”, elle a ajouté : “Tu vas passer tes journées à tourner dans ta roue”. Je crois que ma sœur confond cobaye humain avec hamster à poils longs.

De toute façon, il me serait totalement impossible de passer mes journées à tourner dans une roue. Je suis trop épuisée pour cela. Hier, par exemple, après une sieste de trois heures, je me suis installée, les bras ballants, dans un fauteuil sur la terrasse, à côté de mamy Tine. Nous observions au loin Mère et Adèle qui étaient en train de tailler les haies en se disputant parce qu’Adèle essayait de donner à son buisson la forme du visage de Staline et Mère aurait préféré une simple boule. Puis tout à coup, mamy s’est levée de son siège, très lentement, avec le dos voûté. “Tu as besoin de quelques chose?” lui ai-je crié à l’oreille (elle a des bouchons et plus d’appareils). “Non merci”, m’a-t-elle répondu “Je fais simplement un petit tour sur la terrasse”, et elle a commencé à marcher un peu, de long en large, appuyée sur son déambulateur. 

Eh bien, Gary, je vais te dire une chose : jamais je n’aurais eu l’énergie de faire une chose pareille. Alors je suis restée engoncée dans mon fauteuil, observant que j’ai moins d’énergie qu’une vieille dame de 91 ans qui sort de l’hôpital. 

Récits

De ma superbe

Aujourd’hui, c’est un grand jour pour moi. Le cinquième jour de la sixième semaine de la première phase du traitement. Et comme tu le sais déjà, le cinquième jour de la sixième semaine de la première phase du traitement, Dieu promit un répit aux patients atteints de Borréliose de stade trois.

Fini, les cathéters dans le pli du coude (l’autre jour, le caissier m’a demandé si je m’étais évadée de prison), les litrons d’antibiotiques, les perfusions, les aiguilles plantées dans le derche. Adieu les infirmières qui t’annoncent qu’elles vont t’amputer des deux bras.

J’ai compté, Gary. Car tu sais que j’aime les chiffres. En six semaines, j’aurai reçu 102 baxters dans les veines, 18 injections dans le postérieur et avalé pas moins de 840 gélules de toutes formes et de toutes couleurs. Dorénavant tout cela est derrière moi. A moi la liberté de courir cul nu dans les champs de fraises en criant : “Je respire la pleine santé !”.

Comme je l’ai dit à ma famille : “Je sens que je retrouve de ma superbe”.

J’ignore pourquoi ça les a autant fait glousser.

Récits

Tornade dans le ciboulot

Malgré le protocole du médecin qui stipule une durée précise pour les baxters et mes demandes de ralentir le débit, l’infirmière B. continue à m’envoyer leur contenu à un rythme effréné dans la caboche. A croire qu’elle a laissé sa marmite sur le feu ou qu’elle doit choper le dernier train. Quand elle fait ça, je sens bien que je commence à ressembler sérieusement à Yolande Moreau dans le sketch des Deschiens. Celui où elle se fait licencier à cause d’un petit souci qu’elle a : parce qu’elle est droguée.

Disons que chaque jour, ça fait un peu comme une tornade dans mon ciboulot. J’ai le bocal qui tangue. Il parait que mes yeux de Pinocchio s’agrandissent encore plus qu’à l’habitude, que mes pupilles se dilatent comme une accro qui cherche sa pipe à crack. Quand je me lève du canapé, mes jambes tremblent, j’ai l’impression qu’elles vont se dérober sous moi, et je grimpe péniblement l’escalier pour aller dormir toute l’après-midi. Puis toute la soirée. Puis toute la nuit. Ou alors je reste éveillée et j’erre dans la maison comme le fantôme de Amy Winehouse.

Hier, par exemple, j’ai voulu faire une besogne. Je suis allée chercher mon panier à linge et, quand je l’ai déposé dans la buanderie, un homme s’est adressé à moi en espagnol. Je n’ai pas compris ce qu’il disait, étant donné que je brossais pas mal le cours d’espagnol, mais je l’ai entendu très distinctement. Je suis restée figée, le panier à linge dans les bras, consciente qu’il n’y a aucun homme, qui plus est espagnol, dans ma buanderie. Je suis restée longtemps prostrée comme ça, plusieurs secondes peut-être, stupéfaite, ébahie. On aurait dit les livres sonores d’Hannah, mais il n’y avait aucun livre sonore à cet endroit. Juste des boîtes de thon et des graines de quinoa. J’ai essayé de rester cohérente. Les boîtes de thon ne parlent pas. Pas plus que les lentilles corail. Et je doute que Jocelyne, la machine à laver, ait une voix masculine et maîtrise l’espagnol.

Qu’est-ce que cela pouvait-il bien être ? 

Adèle qui regarderait une série dans sa chambre juste derrière le mur eut été l’explication la plus plausible. Alors j’ai lâché le panier à linge, j’ai ouvert grand sa porte et j’ai dit : “Tu regardes une série espagnole ?”. Ma soeur a sursauté et a répondu un “Non Natha” ferme et définitif. J’ai demandé : “Il n’y a pas un homme qui vient de parler espagnol ? Avec une voix un peu nasillarde ? Je viens de l’entendre me parler dans la réserve.”

D’abord je l’ai vue écarquiller un peu les yeux, puis elle a dit, avec beaucoup de résignation dans la voix :  “Te rends-tu seulement compte que ce que tu racontes est totalement insensé ?”

Bien entendu, il me reste suffisamment de jugeote pour reconnaître que j’ai certainement eu une hallucination auditive, peut-être liée à tout ce que je reçois dans le syphon en ce moment. Mais comme dirait le partenaire de Yolande Moreau (et toute ma famille) : “J’espère que ça va s’arranger. Et on espère bientôt te retrouver”.

Récits

La mort est partout

“Avec cette pandémie, la mort est partout”, m’a dit dernièrement le Docteur Synapse, dont le métier est de rassurer ses semblables. “Dans les chiffres, dans les rues, dans les discussions”.

Il est vrai que j’ai senti que la pandémie, c’était un peu le truc en trop pour moi, sans pouvoir expliquer exactement en quoi. Un peu comme la goutte d’eau qui ferait déborder la perfusion, si je puis dire.

J’y ai perdu le sens même de mon métier, l’essence même. Je me suis retrouvée dans ma chambre, face à mon ordinateur, comme une ado en blocus, incapable de me concentrer, le cerveau en compote.

“Je vous invite à réfléchir à la façon dont vous appréhendez la mort”, m’a dit ensuite Synapse. 

Et, comme si Le-Grand-Tout avait orchestré un exercice à mon intention, quand je suis rentrée à la maison, il y avait un hérisson qui était allongé d’une étrange façon sur le bitume. Celui-là même qui était venu quelques jours auparavant parader sous mes fenêtres, m’obligeant à sortir en culotte dans la nuit, armée de ma lampe de poche. Celui-là même qui m’avait fait réveiller Mère pour lui annoncer que nous allions avoir des choupissons. 

Caro, qui conduisait parce que je ne roule plus depuis que j’ai d’un seul coup arraché mon rétroviseur et éclaté ma voiture contre un lampadaire, connaissant ma compassion à l’égard des animaux, s’est exclamée : “Oh un hérisson qui bronze tranquillement !”. Mais je ne suis pas dupe, Gary. Je sais que les hérissons ne bronzent pas, pas plus qu’ils ne sortent en plein jour ou font des séances d’acupuncture, d’ailleurs.

Elle m’a déposé chez moi et je suis allée voir l’animal. Il respirait à grand peine et posait sa tête contre le sol. Seul. Il était seul, en train d’agoniser loin des siens. Il avait une plaie sur le dos de laquelle sortaient des mouches. Il me regardait de ses petits yeux tout mignons et il semblait me dire qu’il était désolé pour les choupissons à venir.

J’ai fait ce que j’ai pu, je crois. J’ai appelé le centre des urgences vétérinaires. Ils m’ont dit qu’ils ne pouvaient rien faire car les hérissons transportent trop de virus dangereux. Ils m’ont donné un numéro spécialisé en animaux sauvages. C’était déjà fermé. J’aurais pu le mettre dans une caisse et l’amener à la maison mais je le sentais moyen, de savoir qu’un animal agonisait sous mon toit. Et je l’avoue, je l’ai senti moyen aussi de me taper une nouvelle zoonose. Je pense que j’ai déjà assez avec Vertigo et Spiroquette.

Je me suis sentie impuissante. impuissante et lâche. Mais j’avais l’impression d’avoir fait le tour des solutions, sans succès.

Alors je suis allée me coucher.

Il a commencé à pleuvoir. Un peu d’abord. Puis beaucoup. Des torrents. J’entendais parfois passer quelques voitures, totalement indifférentes à son sort.

Comme de bien entendu, le combo imagination fertile /délire fiévreux à la doxycycline a fait son oeuvre et je l’imaginais, telle une grosse éponge, se gorger d’eau de pluie jusqu’à occuper toute la rue et à barrer le passage aux voitures qui s’inquiéteraient enfin. C’était un rien cauchemardesque. 

Le lendemain matin, j’ai repoussé le plus longtemps possible le moment d’aller le voir. Puis, n’en pouvant plus, je me suis enfin décidée à y aller et, crois-moi ou pas, mais il avait disparu.

Quand je suis rentrée, maman m’a demandé : “Alors ?” et j’ai répondu qu’il n’était plus là, qu’il était probablement parti retrouver sa famille pour le pique-nique du dimanche.

Il paraît que la première étape du deuil est le déni. il parait aussi qu’il peut durer longtemps. Personnellement je n’en sais rien. Car aucun membre  de ma famille n’est mort.

En parlant de mort, justement, cette nuit, j’ai rêvé de Vincent M.

Vincent M., c’était mon collègue et il est mort il y a quelques années dans un accident de la route. Il était jeune, il avait une femme et trois enfants en bas âge et tout le monde adorait sa gentillesse, sa disponibilité, sa façon toujours détendue de voir la vie. Je ne me remets toujours pas de sa mort. Je veux dire que je ne peux toujours pas y croire. Cela m’est impossible.

Dans mon rêve, il m’expliquait que maintenant, il travaillait sur un nouveau projet, il vendait des cornets de pâtes dans la bibliothèque de Boitsfort. Il disait que ça marchait bien, il se faisait de l’argent parce qu’il y avait de plus en plus de bobos qui mangeaient des spaghettis le midi. 

Il était bien, ce rêve, parce qu’il m’a fait penser à un projet que l’on avait imaginé ensemble quand on travaillait au bibliobus et qu’il y avait peu de passage dans notre halte, qu’on s’ennuyait comme des rats. On avait imaginé vendre des frites. Il y avait justement une sorte de petite aubette et on aurait pu allier nos passions communes pour les poulycrocs et Danielle Style.

Puis il est devenu moche, ce rêve, quand je me suis réveillée pleine d’effroi, me disant qu’en vrai Vincent M. est mort, qu’il ne vendra jamais ni frites ni spaghettis dans la bibliothèque.

Et pourtant, malgré son absence corporelle, il semblait me dire, à travers ma nuit : “Crois en tes rêves, même les plus saugrenus”.

Car c’est peut-être cela qu’il faut retenir de la mort : les morts continuent à nous divulguer leurs enseignements malgré leur absence.

Récits

Le village des damnés

Quand Mélanie a lu mon article concernant cette histoire de ballon divinatoire, elle m’a téléphoné angoissée. Elle se demandait si j’avais conscience qu’il est impossible que cinq enfants se promènent dans les rues de Wépion un matin en pleine semaine. Elle pense qu’il est encore plus improbable qu’ils soient en train de fêter Halloween un 29 juin.

Ensuite, elle m’a demandé de demander à Adèle si elle avait vu les enfants, ce matin. Evidemment, Adèle a répondu “Non. De quels enfants tu parles, Natha?”, alimentant les doutes de ma meilleure amie sur ma santé mentale. Elle m’a demandé si les enfants étaient tous blonds aux yeux rouges. Je n’ai pas bien compris de quoi elle voulait parler.

Puis elle m’a dit qu’elle était plongée dans Doctissimo et qu’ils expliquaient que les délires hallucinatoires n’étaient hélas pas rares avec la Doxycycline. 


Mais alors, mon cher Gary, comment expliquer la présence du ballon? Crois-tu en la matérialisation de ballons de baudruche avec un œil crevé ?

Récits

Le ballon divinatoire

Ce matin, quand j’ai ouvert la porte à l’infirmière A., je l’ai trouvée entourée de cinq enfants.

J’ai d’abord cru qu’elle était venue avec ses enfants et qu’elle les laissait à la porte mais je sais qu’elle n’en n’a pas.

Ils m’ont dit qu’ils apportaient des ballons porte-bonheur. En effet, ils transportaient un grand sac dans lequel se trouvaient multitude de petits ballons de baudruche à peine soufflés. Il fallait en piocher un au hasard. Mère leur a demandé s’ils voulaient une petite pièce en échange et tous semblaient dire non, sauf une petite fille blonde chaussée de grandes bottes en caoutchouc qui a déclaré qu’elle ne serait pas contre l’idée d’aller s’acheter une glace.

J’ai donc plongé ma main dans le sac et en ai ressorti un pauvre ballon à l’œil crevé et au rictus angoissé. On aurait dit un Halloween estival.

J’ai dit à l’infirmière A., en lui tendant le ballon pour le lui montrer : “J’espère que ce ballon n’est pas divinatoire” et elle a répondu : “Promis, je ferai attention à tes yeux avec mes aiguilles”.

Récits

Intestinalement vôtre

Autour de moi, on commence à me demander si, au bout de ces deux premières semaines de traitement,  je vois des améliorations à mon état. A mon avis, il est encore trop tôt pour le dire. Mais, tout bien réfléchi, j’en vois tout de même une. Le sujet risque de ne pas te plaire, Gary, car je sais que tu es un carnet sensible et un peu “nareux”, comme on dit en Wallonie. 

Et pourtant, j’ai un besoin urgent. De t’en parler. Il s’agit de mes intestins. Je ne te l’ai pas encore dit, mais ma flore intestinale a été dézinguée par Borrelia, jusqu’à la suppression totale de certaines bactéries importantes et très bénéfiques. D’ailleurs, quand le Docteur Cyanure a reçu mes résultats d’analyses et que nous avons vu qu’il y avait un zéro pointé au bout de presque chaque colonne, je lui ai dit que j’avais reçu un très mauvais bulletin. Caro, qui a dû faire les mêmes analyses et qui a chopé le même genre de saloperie (mais qui n’en fait pas tout un foin contrairement à moi), lui a fait la même blague et elle s’est esclaffée “ Vous avez vraiment un sacré humour, dans votre famille!”.

Comment te le dire sans t’offusquer ? Disons que je produis en ce moment de bien beaux étrons.

Tout cela me fait penser à mes collègues. Non pas parce qu’ils me font chier, mais parce qu’avec eux, on a un jeu. Chaque fois que l’on va aux toilettes, on doit donner un compte rendu aux autres. Mais pas n’importe quel compte rendu, non. Un compte rendu littéraire. Parce que nous sommes bibliothécaires, après tout. 

Le règlement est simple : il faut donner à notre commission un titre de film ou de roman. Par exemple : “Et au milieu coule une rivière”, “Le haut des Hurlevent” “Les misérables””Le rouge et le noir””Vingt mille lieues sous les mers””Les dix petits nègres” (à transposer en “Ils étaient dix”), sans oublier “Autant en emporte le vent”.

Eh bien, mon cher Gary, tu seras ravi d’apprendre qu’en ce moment c’est plutôt : “La cité de la joie”.

Récits

Week-end

Aujourd’hui c’est vendredi. L’infirmière B. vient me débrancher. Il paraît qu’une législation interdit de faire des perfusions le week-end. Cela hallucine Adèle qui dit que c’est un peu comme si, à la bibliothèque, on ne pouvait pas louer de Danièle Style le mardi, seulement les autres jours de la semaine. Il parait que c’est pour que les infirmières aient des week-ends plus cool. J’ose espérer que c’est aussi pensé pour les malades. 

Cinq jours sur sept, on m’envoie de la grosse balle dans le ciboulot. Je commence déjà à devenir dinguotte, alors je n’ose imaginer si c’était sans interruption.

Et au moins, comme ça, j’ai l’impression d’avoir un week-end. De reprendre un horaire. La notion de temps commençait drôlement à m’échapper.

D’ailleurs, hier, quand j’ai dit à Adèle, qui travaille 20 heures sur 24 alors que je suis en arrêt maladie depuis janvier : “J’ai tellement hâte d’être en week-end”, elle a été offusquée. Elle a même dit : “Non mais tu te fous de ma gueule ou quoi?”. Moi, ce que je voulais dire par là, c’est juste qu’on va enfin me retirer le bout de plastoc qui me sort du bras et que je vais arrêter de vivre comme un Playmobil. Je vais aussi pouvoir prendre une douche et me laver les cheveux. Tu vois, Gary. J’ai des projets. Je dirais même que c’est un week-end de dingue qui s’annonce.

Récits

Effets secondaires

Ce matin, comme mon cathéter était bouché et ma veine enflée, l’infirmière A. a dû me le retirer et en placer un autre dans l’autre bras. Comme je m’inquiétais un peu du gruyère que deviennent déjà mes bras, je lui ai demandé ce qu’on ferait quand ils seraient saturés, et elle a répondu du tac au tac : “Quand on aura fini avec les bras on fera dans les jambes”. J’ai demandé : “ Et ensuite, ce sera dans la jugulaire ?”. Elle a répondu un grand oui plein d’enthousiasme et elle a ajouté : “Parce qu’on est des barbares”.

Ensuite elle m’a expliqué que parfois, certains patients sont équipés d’une voie centrale et devant mon ignorance elle a précisé que c’est quelque chose que l’on place à la base du cou, un peu comme un syphon par lequel on peut balancer absolument tout ce que l’on veut, par litrons s’il le faut. Il suffit d’appuyer sur un bouton.

“Elle est amusante, cette fille” a déclaré Mère une fois qu’elle a quitté la pièce. J’imagine que cela dépend du point de vue de chacun.

Mère, qui détient à présent son brevet d’aide d’aide soignante, a constaté que l’infirmière avait fait une erreur dans les perfusions, elle avait mis une grande dose de médicaments dans une petite pochette. Elle a commencé à stresser comme une malade et à s’agiter comme une poule sans tête pendant que moi j’étais là, immobile et stupéfaite, shootée et ne sachant que faire.

Alors j’ai décidé de jouer ma carte “Appel à un ami” et j’ai appelé Ivanovitch, qui est médecin. Le risque, avec Ivanovitch, c’est qu’il te voit vite six pieds sous terre. Il a comme qui dirait un petit côté alarmiste, mais vu qu’il semblait détendu sur la question, je me suis relaxée moi aussi et mère est redescendue à 32 point 12, ce qui est sa tension habituelle.

Quand l’infirmière est revenue, nous lui avons signalé son erreur et elle a répondu : “Oh, ça va, il n’y a pas mort d’homme”. Alors je l’ai fixé d’un œil morne et j’ai répondu “C’est ce qu’on verra”.

Puis elle m’a regardée plus attentivement et elle a dit : “Je trouve quand-même que tu as les pupilles étrangement dilatées”. Quand je lui ai demandé à quoi c’était dû elle a dit : “C’est juste que tu commences à être sacrément imprégnée”.

C’est vrai qu’elle est amusante, cette fille.

Récits

A l’article de la mort

Cher Gary,

Aujourd’hui, je suis allée faire quelques courses chez Rond-Point pour les besoins de la Communauté de l’Ano. La Communauté de l’Ano, c’est là que je vis depuis maintenant trois ans. C’est-à-dire chez ma mère, avec ma sœur Adèle. Pour la société, nous sommes un peu des pauvres filles qui squattent chez leur mère. Elle est un Tanguy et moi un Boomerang. Alors,pour inverser la vapeur, on dit que notre mère vit chez nous et c’est fou comme cela renvoie une meilleure image, celle de bienfaitrices. En échange du logement, Mère s’occupe du jardin et de pas mal de repas. Et si on se surnomme la Communauté de l’Ano, c’est un jeu de mots qui fait référence à la Communauté de l’Anneau de Tolkien, mais pour anorexiques car Mère possède la structure mentale d’une anorexique et, moi qui aimais manger une bonne dizaine de Dinosaures russes trempés dans de la Danette pour mon dessert, j’ai dû quelque peu m’adapter. Si je te raconte tout cela, c’est pour que l’on fasse peu à peu connaissance, Gary. Même si l’on s’éloigne un peu du sujet, il est important de planter le décor.

Cela faisait longtemps que je n’étais plus allée faire les courses à cause de mes crises d’angoisse. Dans les supermarchés, il y a des néons, des êtres humains qui portent des masques, un sens de circulation, un protocole à respecter, du bruit. Toutes des choses que je gère difficilement. La dernière fois que j’y suis allée, c’était au mois d’octobre. J’étais confuse, je ne retrouvais pas les emplacements des aliments et quand on m’a demandé de reculer derrière la ligne de sécurité, je me suis sentie tellement pestiférée que je me suis effondrée en pleurs devant la caissière qui a continué à scanner impassiblement mes articles. Pour résumer, La dernière fois que j’ai fait des courses, je suis rentrée avec des articles sans queue ni tête et je me suis retrouvée avec un premier mois de repos médical.

Lassée de vivre aux crochets des autres (Il faut couper ma viande à midi, me faire à manger sinon je me laisserais mourir de faim, ne compter sur moi pour rien), j’ai pris une grande décision et j’ai déclaré : “C’est moi qui irai chez Rond-Point aujourd’hui”. Mère a d’abord sourcillé : “Tu es certaine que tu ne vas pas décompenser dans le rayon mou pour chats?” et je lui ai répondu que dans la vie, on ne pouvait être sûres de rien, alors il fallait prendre le risque.

Bien évidemment, comme pour toujours me mettre à l’épreuve, le magasin subissait un grand chambardement. Ils étaient en train de modifier tous les rayonnages et une souris n’y aurait pas retrouvé ses jeunes. 

J’ai essayé de rester calme. J’ai respiré un grand coup et j’ai tenté de faire preuve de résilience. Tout se passait bien. J’avais en mains la liste de courses de Mère et j’avais fait ce que Jean-Chri me conseillait toujours avant un examen : “Tu lis tout une fois afin de te faire une idée de ce que l’on attend de toi. Tu globalises”. Puis, à la seconde lecture, j’ai réalisé que je ne savais pas où se trouvait la mayonnaise. J’essayais de me concentrer du mieux que je pouvais mais, rien à faire, mon esprit n’avait plus aucune logique, ni même un élément de réponse et je peux te dire que c’est flippant quand ça t’arrive pour des choses aussi débiles qu’un pot de mayonnaise. Comme je commençais à céder à la panique (je n’avais aucune idée d’où ça pouvait se trouver et mon cerveau n’enclenchait pas même un soupçon de raisonnement, il produisait seulement un immense trou noir dans lequel je vais finirais tôt ou tard par m’engouffrer), j’ai pris la sage décision de ne PAS prendre le pot de mayonnaise, quitte à déplaire aux habitantes de ma demeure. Et puis, il faut être logique, si on vit dans une communauté d’anorexiques, ce n’est pas pour ramener un pot familial de mayonnaise aux œufs. Je me suis contentée  de remplir mon caddie de légumes. Puis, plus difficile, il me fallait des cartouches pour l’imprimante et des piles pour la balance (communauté de l’Ano, toujours). Comme je ne trouvais pas ces dernières, j’ai demandé mon chemin à un badaud qui rangeait des boîtes de conserve dans un étalage et il m’a dit que les piles se trouvaient au rayon papeterie. Je n’ai pas trouvé cela d’une logique implacable, mais qui suis-je pour juger de la logique ?

A la caisse, une vieille dame qui poussait un déambulateur fixait mon bras gauche, duquel ressortait une valve anti-reflux et, d’un air contrit, elle m’a fait signe qu’elle me laissait passer. En effet, ce matin, l’infirmière A. est parvenue à fixer un cathéter en s’écriant d’un air satisfait : “Ah mais je vais finir par devenir une vraie professionnelle, moi !” ce qui ne m’a pas forcément rassurée puisque je pensais, peut-être naïvement, qu’elle était déjà professionnelle de la santé. 

Te rends-tu compte, Gary ? Je suis passée devant une vieille dame en déambulateur tant mon cas semblait encore plus désespéré que le sien et ma vie peut-être encore plus courte. J’ai bien vu aux regards qu’elles ont échangé avec la caissière qu’elles pensaient que je ne passerais probablement pas l’été, que j’étais certainement à l’article de la mort, fauchée par la maladie dans la fleur de l’âge. 

Mais tout cela m’a permis de gagner une place dans la file et je crois en toute honnêteté que j’en avais grand besoin.

Récits

Je déloge

Cher Gary,

J’ai été réveillée nuitamment par un cauchemar. Pas un cauchemar dans le sens visuel du terme, non. Plutôt dans le sens psychiatrique.

Je me rendais à la Baie des Tecks pour y emprunter quelques livres.

Sans vouloir dénigrer publiquement ce lieu ni rentrer dans les détails, mes collègues comprendront la portée cauchemardesque que cela a pour moi. Je pense même qu’ils confirmeront que j’aurais préféré rêver que je me découpais moi-même un bras à l’Opinel.

D’abord, un lecteur me reconnaissait et s’exclamait : « Oh, vous revenez travailler ! Cela faisait longtemps qu’on ne vous avait plus vue ! » et je lui répondais d’un air apeuré « Non, non, je viens seulement emprunter quelques bandes dessinées pour ma convalescence ».

Ensuite, il y avait un monde fou dans ce lieu, quelque chose comme 32 lecteurs ( je sais, je fais des rêves précis en statistiques) qui faisaient la file au comptoir et choisissaient des livres et il régnait là un chaos incroyable. Je disais à Caro, qui m’accompagnait : « D’habitude ici il n’y a pas grand monde, c’est calme. On peut papoter et boire sa tisane tranquillement » et Isabelle, qui tenait à présent la boutique me répondait : « Oui mais pendant ton absence, la BDT a pris de l’ampleur et c’est aujourd’hui un succès retentissant ». En plus, même les lieux avaient changé et je ne reconnaissais rien.

Ensuite je suis allée choisir mes livres et il y avait là une bande dessinée qui trainait et je m’apprêtais à la ranger dans son bac dans un geste tout professionnel quand je me suis aperçue que je rangeais un « M » dans les « W ».

Non, Gary, ne juge pas les cauchemars professionnels quand tu ne sais pas de quoi tu parles. Mal ranger un livre, pour un bibliothécaire, c’est comme rater une greffe du coeur pour un chirurgien et que le patient lui claque entre les doigts. Car comme le répétaient inlassablement nos professeurs : « Un livre mal rangé est un livre perdu » et ça, mon bon Gary, ça vaut bien toutes les greffes ratées du monde

Je t’avoue que, de mon Moi-Eveillé, je n’avais jamais remarqué que ces deux lettres sont inversées visuellement, ou alors pas de manière aussi nette et flagrante et qui s’imprime sur ta rétine : le M qui se retourne et devient un W. Mais What the fuck ! Quel truc de ouf, comme disent les jeunes.

Je crois que mon cerveau est un être à part, un être de génie qui travaille à son propre compte et m’envoie ses observations, des observations souvent à couper le souffle tant elles sont pertinentes et d’utilité publique.

Ensuite, dans mon rêve, je me suis mise à pleurer à chaudes larmes au milieu des bacs de bandes dessinées et Caro se demandait pourquoi et je lui répondais « J’ai confondu un M et un W ».

Devant sa perplexité évidente, je lui ai précisé que je ne me sentais pas capable de revenir travailler et elle m’a répondu que ça tombait bien parce que j’étais sous certificat médical. Tu constateras comme moi que même au plus profond de la nuit, même dans le labyrinthe étonnant de ma Psyché, ma soeur est d’un pragmatisme à toute épreuve.

Quand je suis rentrée chez moi, j’ai constaté que, pour couronner le tout, j’avais oublié ma pile de livres en chemin et je me suis de nouveau mise à pleurer quand quelqu’un a téléphoné pour dire qu’il avait trouvé mes BD sous un arbre et qu’il envoyait sa horde de chiens me les porter depuis Chaumont-Gistoux.

Quand je me suis réveillée en sursaut suite à ce mauvais pas, je nageais dans une mare de sueur, je frissonnais comme en plein mois de janvier et l’enfer psychiatrique de mon cauchemar ne me quittait pas, malgré mes propres injonctions à rester cool. Un peu comme si, à 4h30 du matin, un samedi, alors que tu te fais un bad trip à la doxycycline et que tu as une fièvre de cheval, tu te voyais tout de même dans l’obligation de te rendre sur ton lieu de travail.

« Relativise, relativise, Germaine » me répétais-je pour me calmer, le crâne détrempé et le frisson me parcourant l’échine.

Pour couronner le tout, une saloperie de moustique bourdonnait à mes oreilles et, pour te parler de mes oreilles, j’entendais battre mon coeur à l’intérieur de mes tympans.

Tous ces symptômes m’arrivent fréquemment, Gary, mais ils ne viennent jamais d’un seul coup. Ils circulent, vont et viennent, me baladant de surprises en surprises, me déstabilisant parfois, histoire de me maintenir vigilante. Là, c’est un peu comme si je faisais LE combo gagnant de la fièvre récurrente, un petit retour 20 ans en arrière, délirante, allongée sur ma natte dans ma case et écoutant le bruit des larves tomber du plafond en cherchant sur le sol la seconde moitié de mon corps.

Cette pulsation du coeur dans les oreilles, on appelle cela des « acouphènes pulsatiles », si tu veux savoir. Je le sais parce que ces derniers mois, j’ai passé plus de temps sur Doctissimo que certains devant Games of thrones. Je ne veux pas me vanter, mais, grâce à cela, j’ai pu diagnostiquer une maladie rare à mon ami JP qui est souffreteux lui aussi et qui me doit une fière chandelle.

Puis à un moment donné ça a cessé comme par magie, fin du groove.

Pour tout te dire, ce genre de bruit ne me rassure jamais. Il me donne la sensation que je ne suis pas toute seule (Mélanie vous dirait « Mais tu n’es PAS toute seule, mon Bichon ! »),

Dans ces moments-là, je sens littéralement que je suis colonisée, j’entends le sabot des bactéries racler le sol, je les entends souffler, se diviser, se dédoubler par génération spontanée pour finir par donner l’assaut final de mon corps dans un grand cri de guerre et je flippe ma race sévère.

J’ai dû allumer, changer de vêtements, poser une serviette sous moi parce que mes draps étaient trempés et j’ai attendu que les frissons passent en rédigeant ces lignes.

Cher Gary, il est 4H48 et je crois qu’il est grand temps que je te parle de ce que les médecins appellent la réaction de Jarisch-Herxheimer.

Parfois, je me demande si les scientifiques ne sont pas des gens qui s’ennuient. Alors ils décident de se faire des soupers spaghettis durant lesquels, avinés, ils se demandent comment ils pourraient appeler tel ou tel terme médical. Juste histoire de pourrir la vie de leurs patients ou de se donner l’air pompeux de « ceux qui savent« . Alors que, tout bien réfléchi, rares sont ceux qui savent ce que c’est que de se réveiller dans une mare de sueur en proie à la panique, le corps frissonnant, se rassurant comme ils peuvent en se disant que tout ira bien, des chiens viendront leur rapporter leurs livres depuis Chaumont-Gistoux.

Visiblement, les personnes atteintes de crypto-infections (j’aime bien dire crypto-infection, c’est un peu la crypto-monnaie de l’infection parasitaire) que je suis dans divers forums appellent cela « Faire un herx », genre « Je me suis fait un herx de fou cette nuit » et cela équivaut au bad trip du lymé.

La réaction de Jarisch-Herxheimer, c’est une réaction du corps face au traitement. Lorsque les bactéries meurent, elles libèrent des toxines qui amplifient les symptômes de la maladie.

En bref, c’est la preuve que l’on est en train de déloger ces saloperies.

Certains médecins qui décrient cette maladie (ils sont hélas pléthore) diraient qu’on est plutôt en train de subir notre vie à cause de la dose massive d’antibiotiques qu’on nous envoie dans le coco, mais je préfère à croire que je déloge.

Dans ma famille, souvent, quand on dit une phrase d’apparence anodine, on aime la remettre dans le contexte de la folie. Par exemple : « Mère nettoie les luminaires » « J’ai trop de yaourts dans le frigidaire », ou encore « Je crois qu’elle a les dents qui poussent ».

J’ai trouvé que notre petit jeu avait cette nuit toute sa place. « Qu’est-ce qui lui arrive, Natha ? Elle déloge ou quoi ? »

Eh bien oui, Gary. Cette nuit j’ai bien délogé, crois-moi.

Récits

Des débuts difficiles

Cher Gary,

Je t’avais promis de te relater ma première journée de traitement car je l’ai trouvée digne du genre d’articles que l’on trouve à profusion sur ce blog, c’est-à-dire des ratés sur des ratés qui donnent à la vie toute sa substantifique moelle. Si tu as un tant soit peu de jugeote, tu comprendras que je viens là de formuler d’une façon polie et poétique que tout est parti en cacahuète. Ou presque.

Avant toute chose, sache que, si j’ai bien compris, le genre de soins que je suis en train de recevoir s’administrait auparavant à l’hôpital, mais que notre chère ministre de la santé (celle qui, justement, ne respire pas fameusement la santé) en a décidé autrement. Désormais, ces soins se font à domicile. (Désengorgeons les hôpitaux, désengorgeons). Quand j’ai dit à mon amie Catherine que j’étais soulagée de rester chez moi au lieu de devoir séjourner pendant six semaines à l’hôpital, elle s’est bien foutue de ma gueule, comme à son habitude, parce qu’il parait que l’on peut venir à l’hôpital tous les jours pendant seulement deux heures, lire un bouquin en attendant de percoler puis rentrer chez soi. Cela s’appelle un hôpital de jour, et cela porte finalement assez bien son nom. Si ça se trouve, cher Gary, c’est peut-être comme au don de sang, on reçoit une galette au chocolat et une canette de coca. Je pense que j’ai peut-être loupé quelque chose, à errer dans les couloirs de l’hôpital hantés par des fantômes covidiens, à fumer des clopes avec des trachétomisés et à taper sur le distributeur pour qu’il me décoince ma B3.

Cette nouvelle législation explique pourquoi mes pharmaciens et mes infirmières ont été un peu déstabilisés par mon traitement et pourquoi je reçois mes soins dans mon canapé, sans galette au chocolat et sans cannette de coca.

Quand l’infirmière A. est arrivée le premier jour (c’est un roulement de deux infirmières), et qu’elle a analysé le protocole de soins, la première chose qu’elle ait faite, c’est prendre sa tête entre ses mains et déclarer : « Mais c’est hyper compliqué, ce truc ! Et c’est quoi, ces doses de cheval qu’on vous envoie dans le coco ?!!! ».

Autant te dire que j’ai dégluti ma salive d’un air rassuré, l’ambiance était posée.

Quand elle m’a demandé si j’avais tout le matériel, j’étais fière de répondre oui, et j’ai poussé à mes pieds l’énorme caisse que la pharmacienne m’avait préparée.

Il leur avait fallu une dizaine de jours pour tout rassembler, parce qu’il y a des produits qui devaient être commandés à l’étranger (le délai nous paraissait si long que Sophie P. s’est exclamée : « Ils l’amènent en pirogue, ton traitement ? »).

L’employée s’est débarrassé de la caisse en me disant : « En tout cas c’est bien que vous l’embarquiez, ça dégage de la place dans la pharmacie ».

Quand je lui ai demandé si je devais tout avaler d’un seul coup, elle m’a regardée d’un air étrange puis a dit un « il ne vaut mieux pas, non », un brin angoissée.

En plus, il n’y avait pas de place pour se garer dans le coin et j’ai dû traverser de longues étendues (32 mètres) avec ma caisse débordant de baxters. J’avais l’impression d’être une bienfaitrice, de celles qui préparent un colis de soins à envoyer pour guérir tout un village africain, sauf qu’en réalité je ne suis bienfaitrice que de moi-même, ce qui est relativement neuf dans mon existence et qui vaut la peine d’être souligné.

L’infirmière a tout de suite vu que j’avais tort, qu’il manquait du matériel. Et pour cause, il manquait tout ce qui accompagnait les produits : porte-baxters, seringues, cathéters et tout le tintouin.

L’infirmière A. n’avait rien de tout ça et quand je lui ai dit que j’avais cru que c’était elle qui amenait ça, elle m’a dit qu’elle n’était pas un camion de déménagement rempli de seringues.

Quand elle a fait montre de baisser les bras et de vouloir reporter à la semaine prochaine (le traitement doit commencer un lundi) je me suis en substance jetée à ses pieds en lui implorant de me la jouer à la Mac Gyver. Je sais que tu comprends mon désoeuvrement, Gary, car tu m’as vue attendre ce traitement les yeux dans le vide et la bave aux lèvres depuis des mois.

« OK, a-t’elle dit, on va faire avec les moyens du bord ».

C’est comme ça qu’elle m’a fait rassembler quelques objets.

J’avais l’impression qu’elle était accoucheuse et que moi j’étais un paysan habitant le village et que si je ne voulais pas que ma femme meure en couches, je devais illico presto lui apporter une bassine d’eau chaude et des linges propres.

Elle a crié : « Trouvez-moi un foulard, on va faire un garrot » et j’ai couru chercher un foulard. Puis, quand il a fallu penser au porte-baxters, Mère a déplacé la sculpture de Catherine et on y a suspendu un cintre.

Quand je lui ai dit que je sentais qu’on était à deux doigts de me faire une trachéo avec un bic, l’infirmière a gloussé un peu. J’aime bien les gens qui apprécient mon humour car ils ne sont pas légion. Et ce même si Adèle dit souvent : « Tu ferais bien d’arrêter de faire des blagues à des personnes que tu ne connais pas encore. Chaque fois ils roulent des yeux interloqués et te prennent pour une fada », je ne peux pas m’en empêcher.

Ensuite, quand il a fallu perfuser, le sang est sorti un peu trop abondamment, ça a un peu coulé dans les housses de canapé que Mère venait de mettre à la machine. Moi j’ai cru qu’on perdait le bébé, mais elle, elle voyait le côté pratique, elle a dit :  » Vous voyez, maintenant, l’utilité des compresses ! Heureusement, ça n’a pas giclé sur les murs ! » Alors je lui ai lancé mon essuie de plage pour résorber l’affaire.

J’ai dit : « On dirait un peu de la médecine de guerre » et elle a confirmé mon opinion et s’épongeant le front.

Après m’avoir raccordée à ma sculpture d’art contemporain, elle est partie voir son patient suivant et quand elle m’a téléphoné 20 minutes plus tard pour je ne sais plus quelle raison, je lui ai dit que mon baxter était terminé et elle a crié un « Déjà ?!!! » empli d’inquiétude et d’angoisse. Elle a précisé : « Il devait durer beaucoup plus longtemps !!! Ca va, vous vous sentez bien? Vous n’avez pas de bouffées de chaleur ? » « RAS, Docteur », lui ai-je répondu et elle a dit : « J’arrive dès que possible ».

Quand elle est arrivée, je lui ai dit, pour la stresser un peu, que je me sentais patraque et quand j’ai vu qu’elle devenait blême, j’ai précisé que c’était pour rire. Je sais, Gary, tu me répètes depuis longtemps qu’on n’a pas le droit de rire de ces choses-là, mais chacun s’amuse comme il peut en ces temps troublés.

Le soir, j’ai téléphoné au médecin pour lui dire que c’était un fameux bordel et que tout le matériel était manquant, que j’étais un brin courroucée, et elle m’a répondu : « Ben oui, c’est pour ça que je vous ai fait une prescription avec du matériel ».

Me croiras-tu, mon cher Gary, si je te dis que je lui ai soutenu Mordicus que je n’avais rien reçu de la sorte et qu’une fois avoir vérifié dans mes mails j’ai trouvé une prescription longue comme mon bras avec seringues et autres cathéters ? Oui, j’ai fait une chose pareille et ça a fait grimper mon adrénaline en flèche parce que j’ai réalisé que je suis incapable d’organiser ma propre survie. Si on me projetait dans Lost, je ne trouverais rien de mieux à faire que de bronzer sur la plage en matant les abdos de Saïd (mon idéal masculin, je ne suis pas difficile) au lieu de ramasser des branchages et de poignarder des crustacés.

La preuve, Caro a dû venir faire ma commande à la pharmacie pour moi parce que mon esprit était embrouillé entre les baxters, les probiotiques et l’amoxycyline de Sodium, que je ne tenais plus sur mes guibolles, que j’avais des bouffées de chaleur. La pharmacienne a dû penser que j’étais une assistée et Caro a planté le décor : « Je suis venue pour ma sœur parce qu’elle est confuse« , ce qui était dans son langage une manière polie de dire « Elle n’a pas le gaz à tous les étages, elle n’a pas toutes les frites dans le même sachet, l’appartement est vide, la bille roule mais le couloir est long, etc etc (Ma sœur est psy et avec ses collègues, ils organisent « une collection de diagnostics »).

(A ce propos, je tiens à ouvrir ici une parenthèse pour préciser que, contrairement à ce qu’a cru Odile, je n’ai pas le cerveau infesté de vers. Ledit ver en question est trépassé depuis longtemps, mais il m’a transmis une bactérie qui, elle, s’est reproduite dans mon organisme. Cette nuance a son importance tant dans la réalité des faits que dans les imaginaires fertiles des lecteurs de ce blog. Fermons la parenthèse).

Après cette première journée de traitement, je me suis sentie boostée comme jamais alors j’ai chaussé mes clapettes et je suis allée randonner. Le tour du quartier. Dix grosses minutes de marche. J’étais tellement excitée que j’en ai parlé à Sophie et elle m’a dit que c’était peut-être le soulagement de savoir qu’on me traitait enfin. Ou peut-être que l’infirmière avait mis une rasade de gaz hilarant ou une petite lichette de cocaïne dans la perfusion. Va savoir ce qu’invente la médecine, Gary. En tout cas ce n’est pas à cause du fait que je me shoote à l’Energydraine 200CC.

Le deuxième jour, c’est l’infirmière B. qui est arrivée.

J’avais réussi à rassembler pas mal de matériel et, grâce à cela, elle est parvenue à bidouiller un tuto digne de ce nom.

« On dirait un do it yourself de l’intraveineuse », a dit Adèle qui passait par là.

Et quand elle a vu le garrot de compète qu’ils m’avaient trouvé, elle a dit qu’avec un truc pareil, on allait pouvoir me couper le bras à la scie. Parfois, je me demande ce qui ne tourne pas rond dans le cerveau de ma petite sœur. Mais soit.

Une heure plus tard, ce qui devait arriver arriva : je devais uriner. Alors Mère, en véritable auxiliaire de vie, a décroché le cintre de la sculpture d’art contemporain et m’a suivie dans les toilettes, les bras levés, où j’ai agilement tenté de me défaire de mon short à une seule main.

Le troisième jour, c’était à nouveau au tour de l’infirmière A. et il y a eu d’une part trifouillement de veines et d’autre part un carnage sanguin sur les coussins et les essuies de plage. J’ai cru que Mère allait tourner de l’œil parce qu’elle est devenue instantanément très pâle puis je l’ai vue quitter le salon par la baie vitrée.

Quand elle a fouillé dans ma grande caisse à la recherche de produits, l’infirmière a brandi une boite en demandant ce que c’était et je lui ai dit d’un ton apparemment trop laconique : « Oh…ça c’était à m’injecter de toute urgence si je faisais un choc anaphylactique ». Elle a crié : « Et c’est maintenant que tu le dis ?! » puis elle a ri, mais un peu nerveusement.

Ensuite elle m’a injecté quelque chose dans le postérieur et elle m’a demandé, très étonnée : « Tu n’as pas mal ? Vraiment ? Parce que je vais te dire franchement, c’est la première fois de ma vie que j’envoie une dose pareille dans le cul de quelqu’un. D’habitude, c’est le quart de la dose, à peine ». Quand je lui ai dit que je ne ressentais absolument rien, elle s’est exclamée : « Cette femme est un surhomme ! » et j’ai trouvé sa phrase géniale. Premièrement parce qu’elle est pertinemment vraie. Deuxièmement parce qu’elle est sujet à discussion (pourquoi le mot surfemme n’existe pas ? Pourquoi doit-on dire une chose aussi absurde en lieu et place ?). Troisièmement parce qu’elle serait parfaite comme inscription sur un T-shirt féministe (Avec Adèle, on voudrait créer une entreprise de T-shirt féministes et notre entreprise s’appellerait « Simone veille au grain »).

Quand Mère a repris des couleurs, elle est venue m’apporter ma pitance sur un plateau, comme à l’hôpital, ce qui a éveillé l’intérêt d’Hannah qui observait depuis un moment déjà toute la plomberie que l’on me greffait. Comme si ce n’était pas déjà assez compliqué comme ça, elle est montée sur mes genoux en prenant grand soin de n’arracher aucun tuyau et elle est venue manger mes boulettes dans mon assiette. Quand nous avons terminé notre repas, j’ai demandé à Mère si je pouvais avoir une galette au chocolat mais elle m’a répondu que j’étais au régime sans sucre (et sans gluten et sans produits laitiers, vive la fête moi je dis).

Après, j’ai dû me rendre une énième fois à la pharmacie parce qu’il me manquait encore des choses. Je suis rentrée franc battant. Ils connaissaient mon nom. Tu m’étonnes, je suis leur meilleure cliente. D’ailleurs, ils m’ont fait une carte de fidélité et une ristourne. Ils savaient que je cherchais des cathéters de la norme Afnor Z-6622 à embout rose. Ils m’ont dit qu’ils existaient aussi en bleu mais j’ai répondu que je suis déjà lassée du bleu, que c’est passé de mode. Ils m’ont demandé si mon village sénégalais allait bien. J’ai répondu que j’avais distribué des litrons d’antipaludiques et qu’ils étaient maintenant dans un état d’ébriété collective.

Comme j’avais quelques heures de reliance devant moi, j’ai envoyé quelques photos à mes copines.

Sophie a dit : « On dirait les robinets d’arrivée d’eau dans ma cave ».

Clémentine a dit : « Tu as de la chance, ma poule, tu es en train de vivre ta meilleure vie ! »

Adèle, quant à elle, a déclaré d’un ton glaçant qu’elle espérait que l’infirmière n’avait pas laissé passer une bulle d’air dans le tuyau sinon j’allais rester sur ma caisse.

En parlant de ça, j’ai reçu le jour-même un courrier de Dela, les assurances obsèques.

Je ne sais pas comment je dois le prendre, mais si c’est un signe que m’envoie le ciel, j’aurai dépensé pas mal d’argent en analyses diverses et en traitements non remboursés pour peau de balle.

Puis je me suis dit que même quand la santé n’est visiblement pas au beau fixe, au moins il nous reste l’humour.

Et l’amour.

Et les galettes au chocolat.