Adèle quitte la pièce en annonçant : « Je vais voir si Oda va bien ». Je sais, même si elle a trouvé une manière délicate de l’énoncer, que cela signifie qu’elle s’encourt soulever la queue de son mouton afin de vérifier que des mouches ou des asticots ne grouillent pas dans le pelage de son arrière-train.
Je fais une légère grimace puis me replonge dans mes « Notions de psychopathologie psychanalytique » car, comme le disait si bien Jésus : « Chacun sa croix ». Elle me crie depuis la pelouse : « Est-ce que tu pourras m’apporter des ciseaux si je vois que j’en ai besoin ? » Cette aide étant de ma compétence, je lui réponds par l’affirmative.
Evidemment, cela ne tarde pas. Une fois arrivée derrière le cul de son mouton, elle me crie depuis le lointain qu’elle aurait en effet besoin de l’outil. Je m’en empare donc et traverse, en pantoufles roses serties de pompons (il est important de le stipuler) une pelouse humide de rosée puis je tends à ma soeur l’objet de sa requête. Elle me dévisage des pieds à la tête et demande : « Tu comptes entrer dans la prairie en pantoufles ? » « Non, lui dis-je en lui parlant comme à un enfant demeuré. Je compte te tendre la paire de ciseaux et puis me casser ». « Mais je t’ai dit que j’avais besoin de ton aide ! » « Tu n’as rien dit de la sorte » « Si, Natha. C’est juste que tu es sourde ».
J’évalue la distance prairie-maison puis je jette un regard neutre sur mes chausses roses et poilues et ce rapide calcul me confirme que j’ai trop la flemme de retourner mettre des bottes, mieux vaut risquer d’avoir les pieds mouillés. J’enjambe donc le grillage. Adèle me prévient : « Tu sais que cette prairie est remplie de merdes de moutons ? » Je hausse les épaules. Je passerai entre les crottes.
D’abord, il faut attraper Oda. Et, depuis l’épisode corrida avec Monsieur Hibou, la bête est suspicieuse quand nous entrons à plusieurs dans sa pâture. Mais Adèle l’appâte avec des graines (ce mouton est une morfale, mais je ne juge pas) en m’expliquant, telle une chirurgienne à son équipe, le déroulement de l’opération. Il va falloir que l’une d’entre nous l’immobilise pendant que l’autre, désignée par une main innocente, lui coupe le pelage arrière car, je cite : « Il y a tellement de merde séchée autour de son cul que je ne parviens pas à distinguer s’il a encore la diarrhée ».
Le droit d’aînesse me fait échoir du rôle ingrat et me voilà rapidement installée à croupetons derrière le mouton, le visage à hauteur de son cul. Je suis, dois-je le rappeler, pantoufles aux pieds et ciseaux à la main.
Je n’irai pas par quatre chemins : le pronostic vital du cul de mon patient est fortement engagé. La merde s’est asséchée dans ses poils, formant des sortes de chapelets brunâtres et figés. L’intervention est délicate et me demande de nombreuses minutes de concentration et de minutie. J’ai regardé quelques épisodes de Grey’s anatomy avec Caro et je sais que si je ripe d’un millimètre, je peux lui sectionner l’aorte et transformer l’opération en véritable boucherie. Il faudrait alors le choquer avec un défibrilateur péruvien, 10 CC, et j’aurais des comptes à rendre à sa famille. Alors je respire un grand coup et sectionne perle par perle le chapelet douteux pendant que le malade convulse un peu, mécontent mais néanmoins immobilisé par ma soeur.
L’opération terminée, nous relâchons le bestiau qui retourne près de ses semblables, indignés par le traitement que nous venons de réserver à leur mâle alpha. Je m’éponge le front, me relève en grinçant et quitte la prairie.
En refermant mal le grillage.
Les trois moutons, avides de liberté et d’herbe fraîche, se précipitent dans le jardin.
Etonnamment, Adèle ne proteste pas contre mon inconstance, car notre cheptel est habitué à brouter notre pelouse. Nous les avons même lâchés en hiver, jusqu’à ce qu’ils s’attaquent aux rosiers Charles Aznavour de Mère. C’est simple, quand nous voudrons qu’ils regagnent leur logis, nous le leur demanderons avec gentillesse et ils obtempèreront. Ces moutons, c’est fou, sont d’une obéissance hors catégorie.
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