Récits

Ella est là

8 septembre 2022. Je fais, pour quelques jours, du dog-sitting. Ella et Sarko, les chiens de Père et Belle-maman.

Quand je veux fermer la maison en vue de la nuit, je constate qu’Ella n’est plus là, et ce depuis un bout de temps. Je m’étais aperçue de son absence, tout en lisant, mais je pensais qu’elle était en train de jouer dans le jardin. Or elle n’y était pas le moins du monde.
Je l’appelle. Elle ne répond pas. Je l’appelle de plus belle. Toujours aucune réponse.

-Putain, dis-je à Sarko, qui me regarde en dressant ses oreilles pointues de Batman, sur le qui-vive, prêt à retourner ciel et terre avec moi pour retrouver sa soeur.

Il pleut des cordes et il fait un noir de cul. J’enfile ma veste de pluie, allume la lampe de poche de mon téléphone et m’enfonce dans la nuit pluvieuse, flanquée de mon acolyte qui part en éclaireur vers l’arrière du jardin.

« Ella ! Ella ! » me mets-je à beugler sans relâche, telle une France Gall égarée. La fenêtre arrière des voisins est ouverte et leurs lumières allumées. Je me dis qu’heureusement que ce n’est pas Sarko qui a filé, parce qu’alors ils se demanderaient qui est cette maniaque qui hurle « Sarkozy ! Au pied ! » dans la nuit tombée et la pluie battante. Toujours est-il qu’Ella ne répond pas. Elle n’est visiblement pas dans le jardin, elle a dû filer sous le grillage et la voilà livrée à elle-même dans le Bronx qu’est le quartier de mon père, à la merci des rôdeurs et des chiens de gouttière, elle, âme pure et accessoirement trouillarde comme pas deux.
Je rentre. Je commence à paniquer. J’envoie un message à Caro :

-Ne dis rien à Carine, mais Ella a disparu.

-Quoi ?! Mais ce n’est pas possible ! Tu es certaine d’avoir cherché partout ?

-Je viens de passer tout le jardin au peigne fin.

-Par ce temps ?

-Affirmatif.

-Ah merde alors.

-C’est le moins qu’on puisse dire.

-Cela m’étonne d’elle, me dit-elle, soudain devenue experte canine.

Je ressors faire une seconde ronde, histoire d’en avoir le coeur net. Je gueule comme un putois, mais je dois bien me rendre à l’évidence : elle s’est volatilisée.

Quand je rentre à la maison, Ella est là, en train de me dévisager avec cet air placide qui la caractérise. Immobile, le poil sec, elle nous dévisage, Sarko et moi, le poil dégoulinant, plaqué sur le crâne.
Je rassure Caro :

-Elle est revenue ! Mais elle était à l’intérieur, cette ingrate !

-J’allais justement te proposer d’aller inspecter sa panic room, parce qu’il pleut et elle croit peut-être qu’il va y avoir de l’orage. » (Belle-Maman a installé un petit recoin sous une table pour son chien en cas d’attaque de panique, et elle a baptisée celle-ci « la panic room »).
Caro m’envoie un dernier message.

-Je me marre, mais qu’est-ce que je me marre !!!

C’est mal, de se moquer.

Récits

Pluie sur mes terres

17 août 2022. «Il pleut, c’est malheureux il pleut, depuis ce matin » chantait Emilie Simon.

« Malheureux », je ne sais pas, puisque cette pluie, qui fait suite à une sécheresse sans précédent, était attendue comme le Messie par tout un chacun.

Les uns respirent enfin et les autres se voient soulagés.

Mais qui sont ces autres ? (Qui sont-ce ?) Je veux parler des Terreux. A ne confondre ni avec terriens, ni avec les bouseux. Les Terreux, c’est un terme de mon invention dont je me dois d’affubler ceux et celles qui sont encore en lien avec la terre. Les fermiers, les Potagers, les culs-terreux, les paysans, les bienheureux. Ceux dont je n’ai jamais fait partie, étant plus urbaine, plus portée sur le sushi en terrasse que sur l’arrachage de la betterave chiogga.

Mais maintenant que je suis en charge du potager, je me prends à sortir des phrases de cet acabit : « Ce qu’il nous faudrait, c’est une bonne pluie » « Mes cultures sont en danger » « Encore un été comme celui-ci et je serai bien en peine de nourrir toutes les bouches de ma famille ».

Hier par exemple, je me prenais pour le Bossu de Marcel Pagnol, transportant des seaux d’eau à travers la garrigue, fourbue sous un soleil de plomb, et je regardais avec angoisse le fond de mon puits (mon tonneau) desséché, me demandant de combien d’allers et retours j’aurais encore besoin pour sauver choux et brocolis.

Hier encore, nos amis à quatre pattes me foutaient une paix royale, hormis les épisodes narrés dans ma missive.

Le chien faisait corps avec le carrelage, la langue pendante. Les chats étaient comme figés sur des coussins, ou partis en ribote le long des sentiers en fleurs.

Les moutons paissaient dans leur prairie, à la recherche d’une herbe devenue chips au sel tant elle était jaune et craquante.

Hier encore, la chaleur était telle qu’en allant manger en ville avec Sophie, nous nous espongions les aisselles avec des serviettes en tissu en déclarant : « Il fait tellement chaud qu’on a l’impression de vivre dans un panier de Dim sum ».

Mais aujourd’hui le monde a changé.

Une pluie fine et continue arrose mes terres. La flore comme la faune reprennent allégresse.

Dans les bois, la terre est encore à l’état de poussière, et ce malgré les ondées, rendant mes chaussures immaculées couleur truite saumonée en vieux marron sale.

Le chien continue son oeuvre en vidant les pots de fleurs. Lui aussi, tout comme moi, se met à prôner son amour de la terre.

Les chats rentrent au logis.

Et c’est exactement là que le bât blesse.

Stanislas ne me quitte pas d’un pouce. Elle s’étend sur la méridienne du fauteuil et j’ai beau lui expliquer que si je me suis installée en cet endroit, c’est précisément pour pouvoir allonger mes jambes, elle semble rester insensible à mes arguments.

Elle miaule beaucoup. J’ai l’impression qu’elle tente de m’expliquer quelque chose, mais mes connaissances en langage félin sont trop rudimentaires pour pouvoir la comprendre et lui répondre.

Et c’est sans parler de Bébédoux, qui lui aussi me les brise menu en miaulant dans ma direction toute la sainte journée, soit parce qu’il ne parvient pas à descendre l’escalier et qu’il veut que je le porte, soit parce qu’il veut monter sur Jocelyne (étrange tournure de phrase) et qu’il veut que je l’y dépose. De plus, c’est à croire que ce chat est aquatique ou submersible, car il rentre détrempé par la pluie comme s’il avait chu dans l’étang.

Les moutons eux aussi commencent à ressembler à s’y méprendre à des barbe à papa tant ils sont gorgés d’eau. Je n’ai plus qu’à les immerger dans le sucre et je fais un tabac à la foire d’été.

Tout cela pour te dire qu’il n’est pas de tout repos d’être Terreuse, même si je pressens qu’en aimant la terre, « t’es rien, peut-être, mais t’es heureuse ».

Récits

Jane Austen et des croquettes

Wépion, 17 août 2022

Bien chère Mère, très chère Adèle,

Etant donné que vous vous êtes retirées à la montagne en vue d’un repos amplement mérité, je suis en garde de la maisonnée et j’espère me montrer digne de la confiance que vous me témoignez.

Tout se passe pour le mieux en cette délicieuse compagnie que représentent nos animaux domestiques, si tant est que l’on considère comme normales les situations suivantes :

Stanislas, cette adorable petite chatte grise, me prive souvent du bénéfice qu’une nuit complète de sommeil serait en droit d’amener à mon organisme en m’éveillant à des heures indûes afin de réclamer que je remplisse sa bolée de croquettes, de préférence au ras (au rat fonctionne aussi).

Happy de la Champenotte, ce vieux sage, commence peut-être quant à lui à battre la campagne car il s’évertue chaque matin à vider les pots de plantes de la terre qu’ils contiennent dans l’étrange dessein de la répandre sur le carrelage, avec un goût assez sûr, il est vrai, témoignant d’un sens esthétique développé et subtil.
Voyons le côté positif de toute cette affaire : il m’est obligatoire de passer quotidiennement l’aspirateur, besogne que j’aurais en d’autres temps délaissée.

Akatek continue à m’apporter chaque matin, au lever, une souris détêtée qu’il pose en offrande sur la terrasse. Ces petits cadavres désarticulés sont eux aussi du meilleur goût, dans le sens esthétique du terme, s’entend.

Kodak, ce noble Seigneur, toujours pareil à lui-même, reste si précieux et délicat qu’il demande l’autorisation pour toute tentative d’entreprise. Il demande la permission de sortir au jardin, assis sur le pas de la porte, porte qui demeure ouverte, bien entendu, et il demande également à ce que je le dépose aux points stratégiques suivants : sur Jocelyne, la machine à laver, en vue de manger son mou, ainsi que sur le bureau d’Adèle, qui, de son odeur, lui rappelle certainement sa Maîtresse.

Pour ma part, j’ai entrepris de grandes transformations dans votre potager, mais je vous en ferai part par missive plus tard car il me tarde de lire encore un brin de Jane Austen en écoutant tomber cette pluie si délicate qu’on ne l’attendait plus.

Je reste votre très dévouée Nathalie Sacré.

Récits

La Colette du pauvre

23 octobre 2021. Mes colocataires sont parties en vacances. Direction le Queyras. Je vais rester une semaine seule à la maison. Cela ne m’était plus arrivé depuis la nuit des temps. Je ne te cache pas mon ambivalence à ce propos. J’appréhende un peu, tout comme j’exécuterais bien une petite danse de la joie.

J’essaye de profiter de ma semaine seule à la maison pour avancer dans l’écriture de mon journal, mais c’est sans compter que c’est l’anarchie avec les animaux. C’est dans leur nature. Ils ont un instinct. Ils sentent que je suis une créature plus faible que mes deux colocataires. Ils hument mon laxisme légendaire et s’en repaissent. En profitent pour imposer leurs lois, me faire chanter, me faire devenir barge. C’est bien simple, ils me suivent partout, dans mes moindres déplacements. J’ai un peu l’impression d’être Blanche-Neige quand elle est suivie par sa horde de bestiaux, à part qu’elle, elle est ravie, elle est suivie par des créatures trop mignonnes, alors elle leur chantonne des chansons mièvres (“Quelle cucuche, cette Blanche-Neige”, dirait Axelle) pendant que moi, je suis prise en filature par un vieux chien mal poilu qui sent les égouts et un chat qui passe sans arrêt devant mes jambes dans le but à peine dissimulé de me faire trébucher dans les escaliers. Quant aux deux autres, l’un me souffle dessus avec les oreilles rabattues quand je lui intime de descendre du canapé où il a élu domicile, et le second me regarde avec une telle frayeur dans les yeux que j’ai l’impression d’être un cuisinier chinois en quête d’un gueuleton.

Quand ils ne me suivent pas, ils exigent que je leur ouvre la porte. Puis que je la referme. Puis que je l’ouvre à nouveau. Pire, ils me font me lever du canapé pour leur ouvrir une porte que finalement ils ne daignent pas franchir. Happy se poste au pied de Jocelyne, la machine à laver sur laquelle est posé le distributeur de croquettes des chats et il se met à aboyer très bruyamment afin de me faire comprendre qu’il en exige, attitude inédite qu’il ne se permettrait jamais avec Mère. Stanislas est la pire d’entre eux, comme d’habitude. Hier, alors que je prenais ma douche, je vois sa petite tête apparaître par-dessus la paroi. Elle l’avait escaladée, mais la vitre étant lisse, elle s’y cramponnait pour ne pas glisser. Puis elle s’est mise à marcher sur le faîte de la douche, tanguant dangereusement, manquant tomber en contrebas, c’est-à-dire sur moi, et il est bien connu que les chats adorent l’eau, nul doute qu’en cas de chute elle m’aurait lacérée de ses griffes. Quoi d’autre ? La nuit elle dort tranquillement sur moi, m’empêchant d’être libre de mes mouvements, puis, de temps à autre, elle se lève pour renverser soit mon verre d’eau, soit mon pot à crayons qui sont posés sur ma table de nuit, me réveillant en sursaut et m’obligeant à me lever pour aller esponger. Dès la deuxième nuit, je l’ai prévenue. Si tu me fais le même coup qu’à Mathilde, me ramener une souris vivante en pleine nuit, je te réserve le même sort qu’à la souris. Elle m’a fixé avec un air de défi.

Question. Comment Colette est-elle parvenue à écrire autant de livres, qui plus est de qualité, sachant qu’elle était envahie par les chats ? Je subodore qu’elle possédait une chatière. Ou qu’elle avait employé un groom afin d’ouvrir et fermer les portes à ses protégés.

Récits

Pornokratès

Je recommence un peu à marcher. Comme ça, de temps en temps. Une demi-heure par ci par là. C’est tellement agréable de pouvoir marcher à nouveau. Sans souffrir. Sans avoir la sensation que mes jambes vont se dérober sous moi. Sans traîner la patte. Sans avoir envie de m’asseoir pour toujours dans le bois, déclarant cérémonieusement : “Laissez-moi ici”. Sans devoir prendre un Dafalgan, une douche froide, du Traumeel et de l’Arnica juste pour avoir fait pisser le chien.

J’aime bien dire à Happy qu’on va à nouveau aller se promener. Il connaît le mot, “promenade”, il connaît les signaux magiques. Le pantalon de rando qu’on enfile, les chaussures que l’on lace. Il fait aller sa petite tête de gauche à droite de façon trop mignonne, alors je fais toujours durer le plaisir. “On va se promener?”. Tête à gauche, tête à droite. “On va faire une promenade?” Tête à droite, tête à gauche. “Un petit tour?”. Mignon comme tout.

“Arrête un peu de torturer ce chien”, me dit alors Mère. Puis ensuite, je lui enfile sa laisse et là il n’est plus mignon du tout, il se transforme en un animal sauvage qui tire comme un dératé, il me traîne dans le gravier jusqu’en haut de l’escalier, jusque sur la route, il me tire ventre à terre jusqu’à la haie des voisins dans laquelle il lève invariablement la patte et je le laisse faire parce que la femme ne dit jamais bonjour. Mon chien pisse sur ses buissons, c’est ma vengeance à moi. Il tire tellement qu’il a du mal à respirer, un peu comme si on ne le sortait jamais, un prisonnier qui a sa permission. Il tire tellement qu’il fait un bruit assourdissant, un bruit de cochon. Avec maman on plaisante toujours en l’appelant “Gourouni”, ce qui signifie cochon en grec, pour ta gouverne. On dit qu’on a un peu l’impression d’être la femme dans le tableau de Félicien Rops, celle qui promène son gourouni, sauf que nous on a enfilé des vêtements, histoire de ne pas faire jaser le voisinage.

L’autre jour, je suis donc entraînée dans la traction folle de Gourouni qui, deux maisons plus loin, se met à fouiller un buisson avec force grognements, quand je vois que Norman est dans son jardin en train d’arracher les mauvaises herbes. Norman a quarante ans et vit toujours chez sa mère, ce qui est louche. Je cause toujours un peu avec lui, et ce jour-là, je lui lance un grand “Salut!” très enjoué auquel il me répond un : « Ça va, toi ?” visiblement inquiet. “Oui oui, merci, pourquoi ? “Je demande ça parce que je trouve que tu respires fort”, me dit-il. Et là je réalise que mon abruti de chien se trouve caché dans son buisson, en train de renifler comme un sanglier d’Ardenne. “C’est Happy!” lui dis-je en tirant sur la laisse pour extraire le coupable et lui prouver que non, je ne suis pas si foutue que je suis déjà hors d’haleine entre le numéro 40 et le 44, à cracher mes poumons comme une vieille carne prête pour l’abattoir.