Récits

Souris-moi

Quand Mathilde revient à la maison pour quelques semaines, Stanislas est toujours très enthousiaste de la retrouver. Elle tient à lui prouver son attachement indéfectible en lui ramenant des souris.

Ne sois pas étonné, Gary, c’est un comportement on ne peut plus normal pour un chat. Sauf que Stanislas est à l’image de sa maîtresse : parfois un rien excessive. Elle ne se contente pas de lui ramener un seul présent. Chaque matin, on découvre la maison encerclée de cadavres. Il y en a pour tous les goûts : souris, mulots et musaraignes, parfois dépecées, d’autres fois lacérées ou souvent curieusement intactes, figées dans des postures laissant transparaître la grande affliction avec laquelle elles ont quitté la vie. Trop jeunes pour mourir, trop prises au dépourvu pour pouvoir se débattre, trop acculées pour pouvoir en réchapper, elles jonchent l’allée, garnissent les escaliers, décorent la terrasse de leurs dents qui dépassent, de leurs têtes arrachées, de leurs fourrures gluantes, de leurs pattes tétanisées, de leur queues orphelines de corps. On en dénombre quantité chaque matin et je sais que c’est censé être beau car il s’agit de la preuve tangible de l’amour inconditionnel d’un chat pour sa maîtresse, mais c’est plus fort que moi : j’y vois plutôt l’oeuvre d’un grand psychopathe à fourrure grise.

Et puis, le vrai problème, c’est qu’elle ne se contente pas de les laisser dans le jardin. Parfois, elle les ramène dans la maison, et ça fout un sacré bordel. Je vais te raconter ce qu’il s’est passé hier, mais sache que le scénario se répète chaque nuit ou presque et inutile de te dire que Mère, qui tente en ce moment de soigner ses insomnies à grand renfort de mélatonine, est à deux doigts d’infliger à Stanislas le même traitement que celui qu’elle réserve à ses rongeurs. 

Hier, donc, Mathilde s’est réveillée en sursaut. Stanislas était perchée pile au-dessus d’elle et l’observait par le vélux. Elle avait lâché sa proie sur le lit de ma sœur qui s’est mise à crier. Je te précise quand-même qu’il était cinq heures du matin et que la souris était vivante. Elle regardait Mathilde avec des yeux de démente, “des yeux comme deux énormes boules noires”, aux dires de ma soeur. Les cris de Mathilde ont réveillé Mère qui a accouru dans l’atelier de peinture en demandant ce qui se passait. Puis, voyant la souris, elle a crié elle aussi. Stanislas a sauté du vélux sur le lit, affolant sa proie qui s’est mise à chercher abri derrière les toiles posées contre le mur. Mère a dit : “J’arrive, je vais mettre mes chaussures”, parce que c’est comme une protection pour elle. Elle veut bien aider à chasser la souris à cinq heures du matin, mais seulement si elle est certaine que celle-ci ne va pas lui toucher les orteils dans la panique, auquel cas Mère perdrait totalement sa contenance. Mathilde lui a dit : “C’est pas con, je vais faire pareil”, et elles se sont mises à courir après la souris en T-shirt et culotte, les pieds chaussés de bottines, dans un froid un peu glacial parce que je te rappelle que nous n’avons toujours ni chauffage ni eau chaude. Mère s’est emparée d’une boîte en plastique. Elle a dit : “On va la retourner sur elle pour l’attraper ». Mais le chat a été plus rapide qu’elles. D’un bond, elle a saisi la souris aux yeux gros comme des billes dans sa gueule, s’apprêtant à la croquer en direct devant témoin et Mère, prenant tout le monde par surprise, a plongé sur le chat qui n’aurait lâché sa proie pour rien au monde et, d’un geste vif, elle a jeté tout le monde par-dessus bord. Le chat et la souris ont valsé par le vélux qu’elle s’est empressée de refermer d’un claquement sec. 

Si je te raconte tout ça, Gary, c’est juste pour que tu compatisses à ma douleur. Personnellement, je traverse toutes ces nuits folles sans le moindre problème, dormant du sommeil du juste malgré l’agitation, mais je me tracasse pour mon rétablissement. Comment soigner ma santé mentale dans une famille de fous ? La question mérite d’être posée. 

Récits

Kakou style

Je me suis réveillée un peu patraque. J’avais l’estomac en vrac. Le cœur au bord des lèvres, comme on dit. Je me suis installée sur la terrasse pour me préparer un petit déjeuner avec du pain et du fromage, mais rien ne me faisait envie, tout me rendait nauséeuse alors, dans un premier temps, je me suis contentée d’aligner tous mes médicaments les uns à la suite des autres, dans une jolie file indienne de toutes les formes et toutes les couleurs. L’idée même de les engouffrer avec un grand verre d’eau me retournait l’estomac.

Akatek est arrivé et s’est installé pile en face de moi. “Salut mon Kakou!” lui ai-je dit, à moitié joviale. Il ne m’a rien répondu. Il me fixait juste de ses yeux de félin. Puis j’ai entraperçu quelque chose dépasser de sa bouche. Comme une sorte de long fil. Je me suis penchée pour analyser la situation mais l’intrigue n’a pas duré longtemps car il s’est aussitôt mis à cracher sur la terrasse une petite musaraigne pleine de bave. “Beurk”, ai-je dit. Je sais que les chats nous apportent cela en présent et qu’il faut les en remercier, mais c’était au-dessus de mes forces. J’étais peut-être d’humeur ingrate, il y a des jours comme ça. J’étais en train de me demander à l’aide de quel outil je pourrais déplacer le cadavre de musaraigne jusqu’au cimetière des souris que Mère a créé dans le jardin pour Hannah et qui contient déjà trois souris et deux bébés mésanges, mais je n’ai pas eu besoin de réfléchir longtemps car mon chat a aspiré la queue de la souris comme on aspire un grand spaghetti, dans un grand bruit de succion et elle a disparu dans le fond de sa gueule. Puis il s’est mis à broyer sa proie, la réduisant en bouillie. Il en recraché le cœur ou un autre organe dégoulinant qu’il se réservait visiblement pour la fin, puis il a croqué dedans avec plus de fougue encore. Quelques secondes à peine. Il n’en restait pas une miette.

J’ai replié la table de mon petit déjeuner, fromages, tranches de pain, yaourts. Me suis contentée d’avaler mes gélules. Suis remontée me coucher. Il y a des jours comme ça.