Récits

La quarantaine en quarantaine

Il paraît que mes occupations sont de plus en plus has-been.

Tout ça parce qu’il y a quelques jours, je me suis levée de mon transat d’un seul bond et que j’ai jeté mon plaid et ma tasse de tisane en l’air en m’écriant : “Je pars !”.

Ca a inquiété ma famille, parce que je n’avais plus pris ma voiture depuis au moins quatre mois et il parait que j’angoisse mon entourage et celui qui croise ma route quand je me mets à conduire et il parait aussi que conduire, c’est comme faire du vélo, ça ne s’oublie pas, mais que c’est valable pour tout le monde sauf pour moi.

Alors je suis partie en trombe jusqu’au point presse et je me suis acheté foultitude de carnets de mots fléchés et de mots croisés et je me suis rassise dans mon transat. J’ai récupéré ma tasse de verveine et mon plaid et je me suis mise à remplir frénétiquement les grilles des heures durant.

Adèle est venue mettre son nez dans mon affaire et désormais c’est notre passion commune. Rien ne nous résiste. A part peut-être le nom des monnaies anciennes mésopotamiennes en trois lettres.

Caro a déclaré : “On dirait Bon-papa” et j’ai été flattée, parce qu’il est vrai que mon grand-père était un grand cruciverbiste. Mais elle a continué : “Enfin… Sauf que lui il était plus doué.” Et elle a aussi ajouté que ça la faisait doucement rire qu’une personne qui ne sait plus aligner deux mots à la suite et qui souffre hautement de brouillard mental (Je vous expliquerai) se mette à faire des mots croisés. Je lui ai répondu “Arrête un peu de me morganer” et elle est restée comme deux ronds de flanc. Il parait que ce mot n’existe pas, mais le vrai souci, c’est qu’elle n’a pas un vocabulaire assez étendu pour me comprendre.

Plus je ferai des mots croisés, plus l’écart entre moi et le reste du monde se creusera.

Le problème, quand on a quarante ans en quarantaine, c’est que l’on doit faire sa crise autrement. Avant, on refusait la quarantaine en faisant un bond dans le passé, en refusant de vieillir, en rajeunissant (on sortait en boîte, on se teignait en blonde et on roulait des pelles à des inconnus), mais tout cela est devenu impossible. Les boîtes et les bars sont fermés, les coiffeurs sont morts et les inconnus portent des masques cousus par leurs femmes. Alors cette génération est devenue plus créative en opérant un demi-tour magistral et en faisant l’inverse : un bond dans le futur. 

Si je dis ça, c’est parce que je constate avec soulagement que je ne suis pas la seule à avoir désormais des occupations de vieille dame.

Le haïku que Dédé avait composé pour mon anniversaire

Barbara, par exemple, m’a confié qu’elle s’intéressait désormais aux oiseaux. A défaut de pouvoir revendre ses jumelles sur Ebay (ses filles), elle en a acheté une paire et tous les jours elle scrute névrotiquement les moindres faits et gestes des habitants de son jardin en essayant de les identifier. Elle m’a dit : “Je me suis aussi acheté des bâtons de marche” et là m’est venue l’image des marcheurs fous qui viennent envahir le bois et qui se mettent en rond et font des exercices avec leurs bâtons, provoquant les sarcasmes de Mère.

Je n’ai pas osé dire à Barbara qu’à la maison, nous faisions de même, et que les plus grands évènements de la journée se rapportent souvent aux petits protégés. 

D’ailleurs, Mère essaie de m’enseigner la différence qu’il y a entre un coucou et une sitelle torchepot, mais c’est chose vaine car je manque cruellement d’intérêt et de concentration.

Mélanie, quant à elle, m’a téléphoné un soir en panique.

Qu’est-ce qu’il se passe mon Bichon ?

J’ai acheté un puzzle pour les enfants.

Et ?

Et au bout de dix minutes, ils ont envoyé chier mon beau paysage marin sur fond de ciel bleu de mille pièces pour aller jouer au foot dans le jardin.

C’est normal, ça. A cet âge là ils ne restent pas concentrés longtemps.

Ce n’est pas vraiment ça le problème.

C’est quoi alors ?

C’est que j’ai continué le puzzle toute seule.

Ah.

Oui.

Et j’y ai pris plaisir.

Ce qui est bien, lorsqu’on vit une amitié forte d’au moins vingt bonnes années, c’est que l’on sait ce qui inquiète l’autre et que l’on peut à loisir la rassurer ou, au contraire, amplifier ses craintes.

Quand nous avions la vingtaine, nous avions rencontré une fille de notre âge qui avait déclaré adorer les puzzles et, du haut de notre grande vilenie, nous nous étions moquées d’elle. Beaucoup. Elle portait un pull en laine tricoté main avec une tête de berger allemand et faisait une tresse avec un chouchou.

Et je savais précisément que c’est à cela qu’elle pensait. Et elle savait que je pensais à ce à quoi elle pensait (là j’avoue que j’ai moi-même décroché – brouillard cérébral).

Elle a dit : “Je sais ce que tu vas dire. Que je suis devenue comme cette fille. Celle qui portait un pull en angora et des chouchous. « Oui, c’est vrai », ai-je reconnu.

Et là, dans grande pureté d’âme, j’ai tempéré mon propos: “Mais n’oublie jamais que tu as une excuse”.

“Ah oui ?”

“Oui, c’est qu’un Grand Fléau s’est abattu sur l’Humanité”. 

Et je crois sincèrement que ça excuse tout.

Ou du moins pas mal de choses.

1 réflexion au sujet de “La quarantaine en quarantaine”

  1. Allez, courage ! On en rira dans dix ans, quand on entendra les jeunes de 2031 se plaindre que le variant ouzbek du covid 28 les empêche de vivre leur vie

    J’aime

Laisser un commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s