Récits

Baie de Somme (1)

11 juillet 2022. Après trois heures de route pendant lesquelles j’ai dû emprunter la voix grave de Flocon l’ours en peluche qui s’extasie devant tout ce qu’il voit : « Oh, regarde, Hannah : je vois des voitures. Oh, et là, un camion vert », nous sommes arrivées à Saint-Valéry sur Somme en plein cagnard de midi.

Nous nous sommes mises en quête d’une terrasse ombragée afin de nous sustenter. Nous avons migré vers la première d’entre elles. L’auberge était tenue par quatre jobistes tellement jeunes qu’ils avaient encore du lait derrière les oreilles. Nous n’en n’avions cure, on crevait la dalle.
J’ai choisi un plat de crevettes grises, pressée de manger de la poiscaille bien fraîche pêchée dans la baie. On m’amène une assiette remplie de glaçons sur lesquels reposent une poignée de crevettes entières, non décortiquées. Point à la ligne. Pas une petite tomate émondée, pas la moindre feuille de salade, pas même une râpure de carotte. Je sens déjà que les bras m’en tombent, à devoir dépiauter les bestioles mignonnes qui me regardent de leurs yeux en petites billes noires. J’en montre une à Hannah, afin de parfaire son instruction : « Coucou, je suis Lisbeth la crevette ». Mais Hannah ne calcule pas Lisbeth ; cette enfant est déjà blasée de mes tours de passe-passe.

Les quatre To be Three commencent à s’agiter. Visiblement, ils ont hâte de terminer leur service. L’un d’entre eux casse des assiettes et laisse les morceaux échoués sur le trottoir, indifférent à la pagaille qu’il vient de semer. Il demande ensuite à Kevin s’il peut prendre les commandes à sa place parce qu’il n’a pas de mémoire. Ils commencent à retourner les chaises sur les tables, nous signalant que l’heure de nous barrer approche à grands pas. Ils se disputent un peu. Une fausse dispute. Une rixe de franche camaraderie. Ils beuglent, se donnent des bourrades, au beau milieu des tables, en criant comme des putois, nous obligeant à protéger la tête d’Hannah afin qu’elle ne se prenne pas un gnon. On lève le camp, affligées. Je rentre dans l’établissement avec Célia pour payer. La patronne est en grande discussion avec sa serveuse ; une sombre histoire de Playmobils. Elles disent que c’est tout de même incroyable, ces gens qui n’ont plus aucun respect de rien, le tout en ne nous adressant pas le moindre regard, ni même un au revoir. On sort de là affligées, éreintées, et le ventre vide. Dix crevettes à décortiquer : voilà qui ne nourrit pas une grande et forte femme telle que moi.

Nous allons nous balader le long de la digue : la promenade des anglais. Il fait bon, le vent tiède rend la chaleur moins accablante. La baie est superbe. Au loin, le littoral sauvage s’étire en longues langues de sable ocre. De grandes villas cossues font face au bras de mer. Caro s’arrête devant l’une d’entre elles en déclarant : « Je vous laisse, je suis arrivée chez moi ». Elle choisit plutôt bien : une villa haute flanquée de balcons et de tourelles tarabiscotées, entourée de barrières charmantes recouvertes d’hortensias plantés dans un gazon entretenu au cordeau.

Hannah tient beaucoup à mettre les pieds dans l’eau. Genre vraiment beaucoup. Et nous le fait savoir comme le font si bien savoir les enfants de deux ans et demi.
Un rapide coup d’oeil nous suffit pour comprendre que l’endroit ne s’y prête absolument pas. Le sable devant nous est grisâtre, l’accès semble sportif et des panneaux stipulent que le baignade est interdite. Mais Grande Tata ne sait pas dire non à son Pimousse. Je décrète : « Tata est une grande aventurière, viens avec moi. » On laisse nos chaussures à Célia et Caro et on s’en va vers la mer, dans un sable qui s’avère être une vase gluante, puant les égouts. Mon pied ripe. Je glisse sans grâce, faisant des moulinets avec les bras pour rétablir mon équilibre. Hannah me regarde avec des yeux ronds. Elle demande : « Tu fais quoi, Tata ? » « Je glisse », lui dis-je comme si c’était la chose la plus naturelle au monde ; question de dignité.
L’eau est un peu moussue ; elle me débecte, mais Hannah est satisfaite, elle fait quelques allers et retours.
On remonte vers les autres. Nos pieds sont recouverts de vase, une vieille boue qui jaillit entre les orteils. On chante «  Hannah et Grande Tata sont toutes Cracra » en regagnant le rivage. On reste à pieds nus, histoire de faire partir la boue en poussière avant de rechausser nos sandales.

La promenade des anglais est un lieu étrange. Il n’y a là que des vieux, des handicapés, et nous.
Un peu comme si l’époque des sanatoriums n’était pas révolue et qu’elle battait toujours son plein. Des groupes de vieux affublés de chapeaux en paille noués avec de grands foulards occupent tous les bancs et restent plantés là, immobiles, observant la mer. Des infirmières blasées, chaussées de Crocs, poussent des chaises roulantes garnies de dames si vieilles qu’elles ressemblent à de vieux pruneaux ratatinés. Des handicapés erratiques déambulent sans projets d’avenir. La population me fout le bourdon : on se dirige vers notre logement.

5 réflexions au sujet de “Baie de Somme (1)”

  1. C’est beau la baie de Somme, surtout avec le soleil !
    J’ai de meilleurs souvenirs que toi au niveau des gargottes à poiscaille, mais c’était à Cayeux-sur-Mer. Là bas il y a des plages de gros galets blancs, c’est un autre délire.

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    1. Oui, c’est vraiment très beau. J’étais déjà venue auparavant mais sous une drache de tous les diables et ça m’avait fichu un sacré bourdon

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  2. J’habite pas très loin du côté de Mers-les-Bains, à Ault là où finissent les falaises, au bois de Cise exactement, c’est là que vous auriez dû aller. St-Valery, j’y allais quand j’étais touriste. Un bail que j’y est pas remis les pieds, et pourquoi j’irais d’ailleurs ? même si c’est très joli. Vous n’êtes pas allés à la pointe du Hourdel tout à côté ? plus sauvage, les phoques auraient plu à la petite Hannah, et à toute la famille. Evidemment que ce n’est pas un endroit pour faire trempette. Quant aux crevettes grises, ça se mange surtout à l’apéro, à chacun le plaisir de décortiquer les siennes. Ohlala quel séjour !!! Pas de chance, si j’ai bien compris quand on aller dans le coin. Et oui, quand il pleut, ce n’est pas rien, mais ça pleut de moins en moins, dirait-on.

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