Cher Stelios,
Il nous a ensuite fallu prendre le ferry qui relie Ancône (Italie) à Patras (Grèce).

27 heures sur un rafiot entouré de flotte.
Oui, Stelios, 27 putains d’interminables heures.
Comme dirait l’Autre : « C’est ici que les Romains s’empoignèrent ».
D’abord, il a fallu se faire enregistrer pour l’embarquement. Laurence a dit : « Je me charge d’y aller. Toi, tu attends ici avec le chien ». Ici, c’est un parking immense avec très peu d’ombre et très peu d’endroits où s’asseoir. Elle ajoute : « Et surtout, tu ne touches à rien. Ce lieu est un vrai nid à Corona. Ne laisse personne te tousser en plein visage. J’arrive » et elle est rentrée dans le bâtiment. J’ai dit à Joe que nous allions nous octroyer une petite pause pétillante le long du parking en nous installant dans une aubette qui vendait des canettes de Coca, sous le seul parasol planté le long du bitume. Ce sont les vacances, on ne se refuse rien.

Peu à peu, les gens ont commencé à former une file. Une file de plus en plus longue qui a rapidement viré en file faisant des kilomètres de long. J’ai envoyé un message à Laurence « Si tu savais à quel point tu as de la chance d’être entrée avant tout le monde ». J’étais confiante et je sirotais mon Coca.
On commençait à s’ennuyer alors on a quitté notre poste pour nous rendre sur le parking. Je n’avais même pas pris un bouquin pour passer le temps.
Une heure s’est écoulée. Des gens sortaient. Laurence m’a envoyé un message « ça risque d’être un peu plus long que prévu ». Apparemment, ils ont pris un groupe de personnes dont elle faisait partie et les ont mis sur le côté pendant que les autres continuaient à avancer.
Deux heures se sont écoulées. Les gens continuaient de sortir. Ils rejoignaient leurs familles, montaient dans leur voiture, quittaient le parking pour rejoindre le terminal.
Trois heures se sont écoulées. Le parking se vidait de plus en plus, et toujours pas de Laurence. J’ai demandé « Es-tu toujours en vie ? ». Elle a répondu qu’il y avait peu de chances qu’elle en réchappe, qu’elle me confiait Joe. J’ai regardé le petit chihuahua qui avait élu domicile sur mes genoux et qui scrutait les lieux d’un air impatient. J’étais en train de me demander quelle tête allait faire Happy quand j’allais lui ramener un ami de poche quand Laurence est enfin sortie du bâtiment, transpirante, décomposée, les épaules voûtées, abattue, mais vivante. Elle m’a dit : « C’est Walking dead, là-dedans ».

« On était tous agglutinés les uns sur les autres. Masque sur la bouche, debout pendant des heures, sous une chaleur de plomb, les gens commençaient à devenir nerveux. Ils se rapprochaient sans cesse de moi et je devais crier toutes les cinq minutes « Reculez, reculez » en brandissant son sac à main. J’ai dû lutter pour ma survie. Mais j’ai les billets ! » s’exclame-t’elle en brandissant deux fichus morceaux de papier.


On s’est précipitées vers la camionnette et on a enfin pu s’approcher du bateau.

On aurait dit le Titanic.
Sauf qu’avec une chaleur pareille, il y avait peu de chances que l’on percute un iceberg, ce qui m’a un peu rassurée.


Comme sur le Titanic, la lutte des classes est prédominante sur le bateau.
Il y a moyen de rejoindre Leonardo en s’installant sur le pont, sur un matelas, en plein soleil, avec les gitans, au beau milieu des pisses et des merdes de chiens (c’est fou le nombre de gens qui trimballent leur animal sur un bateau).

Ou alors il y a moyen de se la jouer Kate Winslet en prenant une cabine avec des couchettes, mais les prix sont démentiels. Comme nous ne faisons pas partie des nantis de ce monde, mais que « nous aimons bien notre petit confort », nous avons pris l’entre-deux : deux sièges en business classe.

On ignorait si les chihuahuas étaient les bienvenus dans ce genre d’endroit alors, pour éviter qu’il ne soit enfermé dans une cage avec les autres animaux, nous avons glissé Joe dans un sac à dos et on est passées partout en schmet avec le chien dans le dos.
On ne peut pas dire qu’il adorait son sac à dos, mais on a essayé de lui faire comprendre que c’était pour son bien. On a dû pas mal lutter, un peu comme quand on essaye de faire entrer une grenouille sous speed dans un sac en papier.

Quand on est entrées dans la pièce business, des français avaient déjà squatté l’endroit en installant d’immenses matelas gonflables pour deux personnes et j’aurais tué pour m’y installer, mais c’est interdit par la société alors je me suis contentée de mon siège qui était large. Corona oblige, le ferry était presque vide alors nous avons pris nos aises en réquisitionnant plein de fauteuils.
Des micros ont annoncé que nous avions trois heures de retard sur le programme. Que nous allions naviguer 30 heures. Moi je te dis que je n’en étais plus à quelques heures en plus ou en moins, parce que j’étais bien calée le long de mon siège de femme d’affaires, qu’il faisait un calme olympien et qu’il y avait la clim.
Laurence, qui a une expérience de plus de 20 ans en ferry, m’a expliqué en quoi les 30 heures suivantes allaient consister. « On va s’ennuier. A mort. Mais on va s’ennuier à plusieurs endroits, pour varier. On va d’abord s’ennuyer sur le pont et regarder le bateau quitter le port. Puis quitter le continent. Quand il n’y aura que du turquoise autour de nous, on ira s’ennuyer ailleurs ».

Et c’est ainsi que l’on s’est ennuyées un peu partout.


Le soir venu, on a de nouveau regardé un film empli de tragédies, puis on s’est installées sur le sol, au pied de nos sièges business classe et nous avons passé une nuit tranquille, bercées par les ronflements d’un gros grec qui était installé pile devant moi. Un truc digne des aventurières de l’extrême que nous sommes.
Le lendemain, on a continué à s’ennuyer un peu partout. Et parfois, on s’est même bien amusées.

Peu à peu, le Continent Nouveau est apparu, et nous avons vu une tortue marine nager dans l’eau turquoise.

Voici, mon cher Stelios, comment s’est déroulée cette épreuve titanesque. Nous allons bientôt poser les pieds dans ton pays, ton pays de feta et de tzatziki.

En prenant en compte la destination, ça me fait penser à l’Odyssée d’Ulysse plutôt qu’au Titanic de Leonardo.
Par contre, à la toute fin du 20e siècle, je me souviens avoir dormi au pied du même genre de siège de business class lors d’une traversée entre la Sicile et Gènes. Certaines choses ne changent pas !
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